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Antoine Culioli (1924-2018)

Dominique DUCARD

Université Paris-Est Créteil, CEDITEC EA 3119

ducard@u-pec.fr

Ce texte a été publié une première fois dans le numéro 1/2019 de la revue Le Français moderne. Nous remercions les éditeurs de cette revue, plus particulièrement son directeur Jean-Marie Klinkenberg, d’en avoir autorisé la reprise dans les CFS.

Maintenant que je suis parti, laissez-moi aller1

Antoine Culioli aimait, dans sa réflexion sur la représentation linguistique de la temporalité, citer Ronsard, qu’il reprenait en ces termes « Ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui nous nous en allons » 2. Il s’en est allé une dernière fois le 10 février 2018 au matin, après une vie entière de linguiste dans le langage, les langues et les textes, ayant voulu « travailler à l’intérieur du temps qui passe » 3.

Antoine Louis Culioli est né à Marseille en 1924, d’une mère et d’un père instituteurs, celui-ci devenu par la suite inspecteur des Postes et Télécommunications. La famille Culioli est originaire de Chera, petit village de la Corse-du-Sud, qui restera un point d’attachement fort, moralement et affectivement. Si le corse est la langue grand-maternelle – il évoquait sa grand-mère qui ne parlait que corse – Antoine sera confronté dans la cité phocéenne, jusqu’à son départ, à 20 ans, après les classes préparatoires à Lyon, pour intégrer l’École Normale Supérieure d’Ulm à Paris, à la variété des langues parlées, qu’il capte avec curiosité et intérêt. Il raconte avoir même fabriqué « une variété d’occitan où il y avait à la fois du côté de Montpellier et du côté de Marseille » et avoir refusé, quand il est allé à Dublin comme boursier avant un séjour londonien (1945-1947), de s’installer à l’université, préférant « être au milieu des gens qui parlent la langue ordinaire, comme avec des gosses, à qui j’apprenais à faire des nœuds marins, et qui parlaient une langue de tous les jours ».

Le contact avec la réalité des langues parlées se double d’études approfondies en philologie, notamment auprès de Fernand Mossé (1892-1956). C’est l’agrégation d’anglais en 1948, puis un poste d’assistant à la Sorbonne (1949-1950) suivi d’un poste d’attaché de recherche au CNRS (1953-1955), et l’enseignement à la faculté des lettres de Nancy à partir de 1955, où il « peut enfin faire de la linguistique ». Ce sont aussi les années des deux thèses, avec pour sujet la transformation des modalités en moyen-anglais (Contribution à l’étude du subjonctif et de la coordination en moyen-anglais), qui, nous dit encore le linguiste, permettait de faire « apparaître des problèmes », et sur le poète et dramaturge John Dryden (1631-1700). Ce qui lui vaut, à l’issue de l’obtention du grade de docteur d’État en 1960, un poste de professeur à la Sorbonne, où il enseignera, durant dix années, la linguistique générale.

Son engagement dans la linguistique institutionnelle, qu’il distingue de la linguistique scientifique, le conduit à créer, en 1963, le séminaire de linguistique formelle à l’ENS et il fonde, avec d’autres, en 1964, l’Association internationale de linguistique appliquée, qu’il présidera de 1965 à 1975. Cet engagement est significatif d’une volonté de développer dans la continuité un programme de recherche, en rassemblant des chercheurs, et de travailler collectivement à une théorisation de l’application de la linguistique dans des domaines tels que la didactique, la traduction et la communication.

L’indignation et la révolte ressenties face aux réformes imposées à l’université dans les années 1960-1970 conduisent Antoine Culioli, dans une forme d’idéalisme qui associe la rigueur de la pensée à l’intégrité morale, à se confronter au pouvoir, en organisant une grève des cours en 1968 et en s’opposant au concours de l’agrégation, tel qu’il est alors conçu, en 1969. Le projet d’une université associant sciences du langage, logique et mathématique n’aboutira pas, mais celui d’une université pluridisciplinaire verra le jour avec la naissance, en 1970 à Jussieu, de Paris-VII, dont il est le cofondateur. Ce sera, dans la foulée, l’installation de l’Institut Charles-V, par la suite UFR d’études anglophones Charles-V, où seront formés nombre d’anglicistes ; lieu également, par les collègues et élèves de Culioli, d’enseignement de la linguistique de l’énonciation, sous l’impulsion notamment de Janine Bouscaren, à qui l’on doit la publication de ses travaux dans la collection « L’Homme dans la langue » chez Ophrys. Les trois tomes, parus en 1990 et 1999, ont permis de rassembler et de faire mieux connaître les études de cas et, à celles et ceux qui, éloignés du séminaire oral, en ont fait une lecture consciencieuse, de découvrir, derrière une attention extrême aux détails et la finesse des analyses, une pensée systématique originale, ouverte et toujours en construction, sur l’activité de langage, dans sa complexité et son dynamisme, à travers, comme le rappelle la formulation retenue, la diversité des langues, des textes, des situations. À ces trois tomes s’ajoute aujourd’hui un quatrième, publié en 2018 (Lambert Lucas éd.).

Il y eut bien avant, en 1972, la création du Laboratoire de Linguistique Formelle (UMR 7110, CNRS / Université Paris-Diderot), également du Département de recherches linguistiques au sein de l’UFR de linguistique de Paris-Diderot, dans un esprit manifestement interdisciplinaire, intégrant les sous-domaines linguistiques que sont la phonétique et la phonologie, le lexique, la syntaxe, la sémantique et la pragmatique, dans une conception globale du langage, avec un programme interlangues et des travaux de la part d’étudiants et de linguistes venus d’Afrique, d’Asie, des pays du Sud, du Nord et de l’Est de l’Europe, et d’autres qui, depuis le français, sont partis vers d’autres langues.

L’appel à une interdisciplinarité effective s’est par ailleurs traduit par la tenue du fameux B.C.G., séminaire animé conjointement, durant de nombreuses années, par le psycholinguiste François Bresson, le logicien Jean-Blaize Grize et le linguiste Antoine Culioli. C’est au cours des échanges et discussions entre des penseurs d’horizons différents et attentifs à la pensée des autres que des concepts ont émergé et ont pu nourrir la théorie qui a reçu le nom de « théorie des opérations énonciatives » (TOE), ou encore « théorie des opérations prédicatives et énonciatives » (TOPE), visant une théorie de l’énonciation qui cherche à saisir le « fait total » du langage. Il faut aussi mentionner le séminaire de la rue d’Ulm (ENS), qui a perduré longtemps après le départ en retraite en 1992, suivi avec assiduité par un groupe de fidèles et qui a vu passer de nombreux chercheurs, et pas seulement des linguistes, tous ayant été captivés, et souvent déconcertés, par ce qu’une observation contrôlée des énoncés et un raisonnement associant intuition, maîtrise conceptuelle et formelle, imagination, faisaient apparaître et comprendre.

Antoine Culioli aimait cette image du poulpe, qui le caractérise bien, avec ses tentacules, qu’il lance dans toutes les directions pour attraper ce qui lui semble pouvoir nourrir sa faim de découvertes. Ainsi l’énonciation, telle qu’il l’entend, ne se résume pas à ce qui a été élaboré sous ce terme par ses contemporains les plus proches (Bally, Guillaume, Benveniste), il va la chercher chez les stoïciens et la philosophie médiévale, la retrouve, sous d’autres traits, dans ses lectures scientifiques et philosophiques, tout en étant inspiré par les techniques artisanales et les gestes du quotidien, faisant ainsi se rejoindre la plus haute abstraction et la profondeur du sensible et du concret.

Il a été reproché à Antoine Culioli de ne pas avoir assez publié – « il a peu écrit » lit-on dans une notice du CNRS – et de ne pas avoir livré de synthèse de sa théorie de l’énonciation. Il s’en est lui-même expliqué, montrant sa défiance des exposés à caractère définitoire et définitif et leur préférant un mode d’exposition par incursions successives, empruntant des tours et des détours, avec des retours et des déviations, invitant ainsi à creuser toujours et encore, marque de prudence et d’exigence, sans jamais se satisfaire du déjà-fait.

Il se plaisait à donner de son activité et de son rapport au langage l’image du peintre chinois qui dit devoir se faire roseau pour arriver à saisir ce que les théoriciens de la peinture classique nomment le li, principe de structuration interne d’un objet ou d’un être, et acquérir le geste juste afin de pouvoir le représenter : « Comme le peintre chinois devient roseau pour peindre un roseau, pour avoir le geste juste, il fallait que j’essaie de me faire langage, texte, de telle manière que je puisse capter quelque chose qui, autrement, m’échappait. » 4

L’entreprise d’Antoine Culioli lui a valu les honneurs de la médaille d’argent du CNRS et du titre de docteur honoris causa (université d’Athènes et université de Lausanne), elle est internationalement reconnue, beaucoup de linguistes lui sont redevables, sa théorie et ses concepts ont largement essaimé, avec les malentendus et méprises inévitables, et il est « probablement l’un des plus grands linguistes français du XXe siècle », comme l’affirme Sylvain Auroux, historien des idées linguistiques, dans l’hommage qu’il lui a rendu5 pour son action au DRL et en faveur du Laboratoire des Théories Linguistiques, qu’il a impulsé et qui lui doit son nom.

Sa disparition laisse un grand vide, pas seulement pour celles et ceux qui l’ont accompagné ou côtoyé, aussi une inquiétude quant à la transmission d’une pensée forte et d’une façon de faire singulière ; il nous faut alors nous rappeler les mots, en 2004, de « non-conclusion » qu’il prononça à la fin du colloque qui lui était consacré à Cerisy-la-Salle : « Ne pas déplorer, ne pas implorer ; explorer la diversité des langues et des textes. Rester en éveil, car, s’il y a un mot de la fin, il n’y a pas de mot FIN… le combat continue. »

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1 Premier vers du poème hawaïen que les arrière-petits enfants d’Antoine Culioli donnaient à l’entrée du funérarium du Père Lachaise lors des obsèques.

2 Les deux vers du Sonnet à Marie sont ceux-là : « Le temps s’en va, le temps s’en va ma Dame, / Las ! le temps non, mais nous nous en allons ».

3 Cette citation, comme les suivantes, est tirée d’un entretien que j’ai eu avec Antoine Culioli en juin 2014.

4 Culioli (2008), « Nouvelles variations sur la linguistique », Vivre le sens, Paris, Seuil, p. 116.

5 Sylvain Auroux, « Hommage. Antoine Culioli (1924-2018) », Histoire Épistémologie Langage 40/1 (2018), p. 3-6. https://doi.org/10.1051/hel/e2018-80010-2