Book Title

L’homme de benveniste : linguistique, anthropologie et sociologie dans le débat français de la deuxième partie du XXe siècle

Thèse dirigée en cotutelle par Mme le Professeur Marina DE PALO (« Sapienza » – Università di Roma), et par M. le Professeur Christian PUECH (Université Sorbonne Nouvelle), soutenue à Rome le 25 novembre 2020. Composition du jury : M. Christian PUECH (directeur de recherche), professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle, Mme Marina DE PALO (directrice de recherche), professeur à l’Università « Sapienza » – Università di Roma, M. Gabriel BERGOUNIOUX, professeur à l’Université d’Orléans, M. Francesco LA MANTIA, professeur à l’Università degli Studi di Palermo. Titre italien : L’uomo di Benveniste : linguistica, antropologia e sociologia nel dibattito francese della seconda metà del Novecento, 325 pages.

Silvia FRIGENI

« Sapienza » Università di Roma

sil.frigeni@gmail.com

1. Introduction

Après la publication des Problèmes de linguistique générale (1966), Émile Benveniste (1902-1976) est devenu le linguiste de référence pour ceux qui ne sont pas des linguistes. En même temps, Benveniste était un linguiste historique à tous égards, ayant eu pour maître Antoine Meillet (1866-1936) et s’inscrivant ainsi dans un sillage qui remonte à Michel Bréal (1832-1915) et Ferdinand de Saussure (1857-1913). Ses réflexions générales sur le langage commencent toujours par l’étude de la grammaire des langues particulières.

Dans le résumé que nous présentons ici, nous proposons un bref aperçu des points essentiels que nous avons traités dans notre travail de thèse. Au premier regard, il s’agit de questions qui peuvent sembler sans lien les unes avec les autres. Notre but sera de montrer que la perspective choisie ici permet d’unifier certains domaines d’enquête apparemment assez éloignés : par exemple, les études de linguistique historique peuvent nous aider à reconstruire la genèse et le développement d’une « théorie anthropologique du langage », comme nous avons choisi de l’appeler.

On parlera donc d’une « pensée anthropologique » de Benveniste dans le sens d’un point de vue anthropologique sur le langage. La langue serait donc à la fois l’instrument par lequel le locuteur se réalise comme sujet et le moyen à travers lequel le monde (entendu comme domaine de la référence) se fait signifiant1. Le locuteur devient sujet seulement à travers le dialogue, l’énonciation, c’est-à-dire le « je » qui s’adresse à un « tu ». Pour communiquer, les deux locuteurs utilisent une langue qu’ils partagent, créée par une société au cours de son histoire. Selon Benveniste, la langue entoure et comprend la société, qui ne peut pas se définir sinon par son intermédiaire : il y aurait donc une primauté de la langue sur la société. Mais il n’est pas possible de définir qui vient d’abord de l’homme ou de la société. Il faut toujours penser une circularité, qui comprend les deux pôles. Plus que de deux anthropologies, on peut parler de deux points de vue anthropologiques : c’est à travers eux que Benveniste regarde l’objet de son enquête, soit le sujet qui parle ou la société.

2. L’influence de l’anthropologie dans l’œuvre d’Émile Benveniste

Après la publication de son mémoire (1922), Benveniste choisit de se consacrer à l’étude des langues iraniennes : dans cette spécialisation l’influence d’Antoine Meillet joue un rôle fondamental.

Benveniste, le plus jeune et le plus doué du groupe d’élèves qui entoure Meillet dans les années 1920, est chargé par son maître de continuer l’œuvre de Robert Gauthiot (1876-1916), qui avait travaillé sur la grammaire du sogdien et sur la comparaison des langues iraniennes. L’étude comparée des langues iraniennes demeure le domaine principal de sa recherche pendant toute sa longue carrière scientifique.

L’étude des questions propres à la linguistique ne permet pas de saisir toute la portée des connaissances auxquelles Benveniste s’attelle dans ses recherches. Tout ce qui caractérise une société devient pour Benveniste matière d’analyse : les institutions, les religions avec leur cortège de divinités, prières et rituels, les coutumes et les croyances enregistrées par le vocabulaire. Et pourtant, cette analyse commence toujours par un point de départ volontairement restreint : celui de l’enquête linguistique.

En qualité de sujet linguistique de son discours, l’homme s’approprie la langue et son « appareil formel » de signes, comme Benveniste l’écrit dans « L’Appareil formel de l’énonciation » (1970). Dans La notion d’énonciation chez Émile Benveniste, Aya Ono (2007) souligne l’existence de deux emplois distincts du terme « énonciation » dans les Problèmes. D’une part, « énonciation » indique l’« utilisation descriptive » des mots destinés à être prononcés dans le domaine public, comme des prières et des formules ; de l’autre, ce terme se réfère à l’emploi théorique, à l’acte d’utilisation de la langue en dehors du résultat final de l’action. Mais cette différence de sens ne sépare pas totalement les deux significations, la signification descriptive du rite et de la prière, et la signification théorique, liée à l’acte de parole. Au contraire, elles se révèlent tissées ensemble dès le début : toutes deux restent présentes dans les travaux de Benveniste jusqu’à la fin.

3. Phraséologie indo-européenne et tripartition de la société

Deux thématiques nous aident à nous orienter dans les études d’ethnosémantique de la culture iranienne et indo-européenne. Benveniste les conceptualise dans les années 1930 et 1940 : la structure trifonctionnelle de la société et la phraséologie.

3.1. La tripartition fonctionnelle de la société

Benveniste semble être un des interlocuteurs privilégiés de Georges Dumézil (1898-1986) dans les années où ce dernier élabore sa théorie de la tripartition fonctionnelle. Dans leurs enquêtes, Dumézil et Benveniste manifesteraient une idée de comparaison que l’on pourrait qualifier d’« ambitieuse ». Utilisé par Carlo Ginzburg, ce mot souligne la nouveauté de l’entreprise tentée par les deux chercheurs, ainsi que ses risques inévitables2.

Pour Benveniste, la comparaison entre deux traditions et deux textes devient une confrontation entre deux systèmes : chacun d’eux doit être analysé dans sa totalité, avant d’être plongé dans la comparaison. Même quand Benveniste s’occupe de mythologie, ou de sémantique de la société, il pose le moment de l’analyse séparée avant celui de l’analyse comparée.

Ce qui intéresse Benveniste n’est pas tant l’idéologie sous-jacente à la tripartition, comme dans le cas de Dumézil, que le système qui régit la société iranienne. En se concentrant sur la seule tradition iranienne, il introduit une perspective diachronique qui manque dans l’analyse achronique dumézilienne.

Bien qu’inconsciemment, la tripartition serait une mise en action par les locuteurs. Les hymnes, les prières, les inscriptions royales, les rites, les histoires de la création, même la doctrine médicale, sont nourris d’une division hiérarchique qui constitue un système homogène et caractérise uniquement les peuples indo-européens grâce à un passé commun.

La tâche du linguiste devient ainsi celle de mener à la conscience, par le moyen de l’analyse, la démarche linguistique et mentale du locuteur indo-européen. Ce dernier, plongé dans la langue, comme tous les locuteurs, ne peut avoir conscience des structures profondes qui le gouvernent, et qu’il croit être universelles.

Les auteurs des hymnes et des prières ne vont pas décrire la société. La tripartition se manifeste donc dans des formes plus ou moins cachées, selon le degré d’élaboration formelle de la phraséologie.

3.2. Poétique et phraséologie de l’indo-européen

De l’analyse de la terminologie, qui révèle la tripartition sociale, on passe à celle de la phraséologie, sous laquelle se cache la tripartition de la structure textuelle.

Selon Benveniste, la phraséologie assume un pouvoir créatif : elle peut modifier ou même fabriquer une tradition qui sera transmise avec l’apparence de la vérité. Le travail poétique implique la création des fictions, et la phraséologie est allusive plus qu’elle n’expose clairement. Mais c’est la structure tripartite, et non la phraséologie, qui organise le texte de telle manière que sa forme correspond au contenu, à savoir la tripartition des classes sociales.

Benveniste n’est pas seulement intéressé par l’organisation du message, mais aussi par la façon dont les locuteurs actualisent le langage dans le discours3. Leurs interactions se produisent dans la société qu’elles créent et qu’elles modifient. En devenant une forme de l’énonciation, la poétique assume le rôle de signifier la localisation du locuteur par rapport au discours énoncé, à son interlocuteur, ainsi que l’objet de son plaidoyer. Ainsi on peut dire que, dans les prières analysées par Benveniste, le locuteur/prêtre met en fonctionnement la structure symbolique de la société par un acte rituel d’utilisation4. À l’acte individuel d’appropriation de la langue se substitue ainsi l’inclusion de la société entière dans le rite, signifiée par le symbolisme social.

4. Vers la linguistique générale

L’étude des langues américaines dans les années 1950, l’intérêt pour la typologie, les analyses étymologiques du Vocabulaire : à travers ces recherches apparemment divergentes court comme un fil rouge la tentative de Benveniste de fonder une théorie de linguistique générale qui soit valable pour toutes les langues et toutes les sociétés, et dont le terrain épistémologique soit l’anthropologie aussi bien que la sociologie5.

4.1. Formes et fonctions linguistiques

Pour Benveniste, la réflexion théorique servirait à soutenir l’analyse empirique, en la détournant d’une fragmentation et d’une dispersion excessives. Ici intervient le concept de fonction : on passe ainsi de l’aspect formel de la langue à une approche fonctionnelle et sémantique, qui privilégie l’aspect morphosyntaxique6.

Pour ce qui concerne l’emploi des formes et la relation entre ces dernières et les fonctions, dans « L’Appareil formel de l’énonciation » (1970) Benveniste formule de façon explicite la transition de l’« emploi des formes », où la grande diversité parmi les types linguistiques considérés ne permet pas la réduction à un seul modèle valable pour toutes les langues, au mécanisme universel qui régit l’« emploi de la langue » par lequel se réalise l’énonciation7. Il faut noter que la notion de fonction s’inscrit dans une tradition qui remonte au linguiste Michel Bréal mais aussi à Saussure8.

Nous souhaitons proposer ici la thèse que l’intérêt de Benveniste pour la typologie, en qualité d’instrument de classification des langues indépendant de la filiation historique, est un prélude à sa réflexion générale sur les formes et les fonctions. Ainsi commencerait sa recherche sur ce qui unit toutes les langues : les fonctions, les instruments nécessaires à la communication et à l’expression de l’individualité du sujet parlant. La typologie linguistique contribuerait donc à poser la question des universaux.

4.2. Le premier travail de linguistique générale : un « aperçu historique »

Le premier texte de linguistique générale écrit par Benveniste date de 1937. Il s’agit d’un bref « Aperçu historique », non signé, qui résume l’histoire de la linguistique de l’âge de Port-Royal aux années 1930, publié dans l’Encyclopédie française. Au-delà de son bilan de l’histoire de la linguistique, Benveniste y propose son point de vue sur l’évolution de la discipline, sur les parcours qu’elle a entrepris et sur la façon dont elle a affronté ses limites.

La section dédiée à la linguistique générale s’ouvre sur Franz Nikolaus Finck (1867-1910), Georg von der Gabelentz (1840-1893) et Hugo Schuchardt (1842-1927), qui avaient cherché, bien que de différentes façons, à postuler une comparaison entre des langues sans parenté génétique.

Avec Saussure, ces auteurs marquent selon Benveniste le premier détachement du modèle fourni par la grammaire comparée. Déjà en 1937, Benveniste n’avait donc probablement pas la même opinion de la classification typologique de son maître Meillet. Il choisit de ne se pas se référer à la classification des langues, contre laquelle Meillet s’était déjà prononcé dans son débat avec Schuchardt, mais aux types linguistiques.

Benveniste conclut cet écrit avec le souhait que la linguistique théorique et la philosophie puissent, un jour, « organiser une doctrine valable qui restituera la langue dans sa nature spécifique, définira son rôle dans la vie mentale et dans la vie sociale » (Benveniste 1937 : 1.32-33). Il ouvre ainsi la linguistique à une confrontation interdisciplinaire, qui dépasse les limites prudentes tracées par Meillet.

5. La notion d’anthropologie chez Benveniste

Dans ses écrits, Benveniste propose l’idée d’une présence universelle des pronoms personnels, appartenant aux mêmes catégories linguistiques : il utilise les études de langues non indo-européennes pour justifier cette affirmation9. La rencontre avec l’anthropologie de Franz Boas (1858-1942) et d’Edward Sapir (1884-1939) influence le linguiste français dans sa tentative ambitieuse de faire une linguistique générale en partant de la grammaire comparée.

5.1. À la recherche de types linguistiques différents : les deux missions américaines

À partir des données recueillies dans des langues issues de plusieurs familles linguistiques non indo-européennes, comme celle des langues amérindiennes, Benveniste propose une généralisation concernant les éléments constitutifs du langage.

Benveniste conduit ses enquêtes nord-américaines en deux temps. De juin à septembre 1952 il étudie sur le terrain l’haïda et ses variétés et le tlingit à Ketchikan, en Alaska. En 1953, il séjourne chez les Tlingit, d’abord sur les côtes du sud de l’Alaska, puis dans les régions de l’arrière-pays de Haines et Skagway, jusqu’au territoire canadien du Yukon. De là, Benveniste retourne en Alaska et se dirige vers Fort Yukon, où il passe le mois d’août10. Mais seuls deux des articles publiés dans les années 1960 mentionnent les langues américaines : il s’agit d’un texte consacré à la typologie linguistique (Benveniste 1966b) et d’une intervention de 1968 où Benveniste rappelle la contribution que la linguistique américaine a apporté à la linguistique générale. Ce qui reste de ses missions sont plusieurs carnets d’enquêtes, aujourd’hui dispersés entre les archives de l’Université de Fairbanks en Alaska et celles de la BNF à Paris, carnets que l’auteur n’a jamais remaniés en vue d’une publication11.

5.2. Franz Boas et l’étude des pronoms

La lecture de Boas a probablement joué un rôle dans l’élaboration de l’« homme dans la langue » benvenistien, locuteur et énonciateur du « je » qui dialogue avec le « tu » : une dynamique axée sur les concepts de discours, subjectivité, énonciation.

Dans l’Introduction au premier volume de l’Handbook of American Indian Languages (1911), la grande œuvre collective en plusieurs volumes où il avait essayé de donner une description mise à jour des langues amérindiennes, Boas examine le caractère inconscient des phénomènes linguistiques. Le paragraphe de l’Introduction dédié aux « Personal Pronouns » peut être comparé avec « Structure des relations de personne dans le verbe », l’article de 1946 où Benveniste pose, pour la première fois dans ses écrits, la distinction entre « sujet » grammatical et « personne ». Même l’écrit de Boas sur les pronoms assigne au « je » une primauté décisive par rapport au « tu » et au « il », et considère donc comme impossible l’existence d’une vraie première personne du pluriel.

Boas souligne l’existence d’une distinction moins rigoureuse des pronoms dans les langues indo-européennes, qui seraient soumises à une « logical laxity »12. Benveniste fait plutôt référence à une dilatation du « je » dans la première personne du pluriel, ramenant sa définition sur un terrain socio-psychologique. La personne « amplifiée et diffuse » du nous « annexe au “je” une globalité indistincte d’autres personnes ». Les similitudes entre les deux conceptions respectives des personnes et l’emploi documenté de l’Handbook laissent supposer que l’Introduction de Boas est une source utilisée par Benveniste au début de ses réflexions sur la notion de « personne ». Plus tard, ces notations seront développées dans ses études sur la nature des pronoms.

6. La création de L’Homme

On examinera ici brièvement le rapport entre sociologie, anthropologie culturelle et linguistique, tel qu’il se développe dans le demi-siècle qui sépare Mauss de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss (1908-2009).

6.1. De l’homo duplex à l’homme total : Marcel Mauss

Généralement considéré comme le père de l’anthropologie française, Marcel Mauss (1872-1950) était l’un des plus importants chercheurs parmi ceux qui contribuaient à l’Année sociologique.

Dans « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie » (1924), Mauss distingue son élaboration théorique de celle de Durkheim. L’« homme total » a trois dimensions au lieu des deux, l’individuelle et la sociale, théorisées par Durkheim : les facteurs physiologiques, psychologiques et sociaux constituent ensemble la complexité de l’être humain.

Cette triple perspective est partagée par Saussure : dans le Cours celui-ci identifie les éléments biologiques, psychologiques et sociologiques du langage à partir de l’analyse des langues historico-naturelles. Et pour Mauss, la linguistique constitue l’axe crucial dans la modification du projet sociologique. La totalisation du fait social total est étroitement liée à l’idée du symbole comme entité relationnelle : il revient à la science du langage la tâche de fournir un modèle approprié de ce symbole. Avec le concept de traduction, Mauss propose donc une représentation radicalement différente de la relation entre individuel et social.

6.2. Structure de la langue et structure de la société

Alors que Saussure, dans le Cours, parle de nature sociale de la langue en l’attribuant à la collectivité et en la soustrayant à l’individu, son disciple Meillet la définit clairement comme un fait social. En qualité d’institution, le langage participe à l’élaboration des représentations collectives, il est l’« expression de la vie sociale et de ses mouvements »13.

Contrairement à Meillet, Benveniste se situe dans la ligne des anthropologues et des linguistes qui ont affirmé l’indépendance de la société par rapport à la langue. « La société comme collectivité humaine, base et condition première de l’existence des hommes » et « la langue comme système de formes signifiantes, condition première de la communication » sont deux réalités inconscientes et immuables, héritées par les membres de la société et par les sujets parlants. C’est uniquement à ce niveau fondamental, affirme Benveniste, qu’on peut parler d’une homologie entre langue et société14.

6.3. La mythologie structuraliste de Lévi-Strauss

Au-delà de la question historique, la méthodologie de Lévi-Strauss diffère sensiblement de celle de Benveniste (et de Dumézil) pour ce qui concerne l’analyse des mythes. Dans « La Structure des mythes » (1958), Lévi-Strauss traduit la conception très structuraliste de la théorie saussurienne, qu’il tire de Jakobson, dans le système de la mythologie : ce qui définit l’essence de quelque chose se trouve dans le système de la langue, dont la parole est un simple moyen d’expression. Une telle conception de la parole aurait été impensable non seulement pour Saussure, mais aussi pour Benveniste.

D’un autre côté, la comparaison entre le mythe (et le rituel) et le jeu que Lévi-Strauss propose dans La Pensée sauvage (1962) montre qu’il considère le mythe comme une structure manipulable et non textuelle, puisque celui-ci peut trouver sa réalisation dans une compétition sportive. L’intérêt de Lévi-Strauss pour les agents qui mettent en œuvre le rite, c’est-à-dire le célébrant et la masse des fidèles, rapproche sa vision du jeu dans le rite de la perspective benvenistienne.

7. Le Vocabulaire des institutions indo-européennes

Le Vocabulaire des institutions indo-européennes (1969) a eu une résonance qui a dépassé les limites de la philologie et de la linguistique historique. Benveniste y maintient la tripartition fonctionnelle de Dumézil : les objectifs et la méthodologie employés restent toujours dans le champ d’une comparaison linguistique traditionnelle, avec un retour de l’étymologie au premier rang.

7.1. Les institutions indo-européennes

Une partie centrale de la réflexion de Benveniste sur la société, surtout dans le Vocabulaire de 1969, est la notion d’institution. Ce qui l’intéresse est la genèse du vocabulaire qui se réfère aux institutions, plutôt que les institutions elles-mêmes. Ces dernières ne sont jamais définies clairement : Benveniste se limite à en délimiter les contours avec ce répertoire des éléments qui en font partie. La connexion avec les rapports sociaux plonge la langue des locuteurs dans la réalité des échanges quotidiens. La langue devient l’instrument privilégié de l’affirmation de soi, effectuée en une « instance de discours » qui atteint un auditeur et qui permet un dialogue. Cette connexion entre société et langue constitue le nœud de la question anthropologique benvenistienne.

Avec le mot d’« institution », Benveniste met en évidence une des questions fondamentales dans sa perspective sociolinguistique : la langue ne peut pas être considérée comme un reflet des faits sociaux, mais, au contraire, elle est ce qui interprète et contient la société. L’attention au système des langues indo-européennes, à leur appareil sémantique, à l’évolution divergente des langues et aux « structures enfouies » des institutions doit pourtant être nettement séparée de l’« aspect historique et sociologique » du procès. La distinction, qu’il pose dans l’avant-propos du Vocabulaire, entre « signification » et « désignation » souligne cette coupure, reléguant au champ de la désignation tout ce qui relève des études d’historiens et de sociologues.

L’étymologie est donc le seul moyen de comprendre la signification originaire des mots : elle est chargée de retrouver la genèse du vocabulaire des institutions. Mais, à côté de cette enquête, Benveniste laisse une porte ouverte à la désignation. Dès qu’il pose comme objectif final du Vocabulaire la détection du schéma fonctionnel des institutions exprimé par le vocabulaire, il accepte dans ce schéma des reconstructions douteuses ou imprécises et des mots avec une étymologie incertaine dont il est impossible de retracer la signification originaire, et qui ont la désignation comme valeur. En effet, Benveniste ne se contente pas de proposer une reconstruction, même hasardeuse, du mot indo-européen originaire : par l’extension du signifié aux autres langues indo-européennes, il montre son intérêt pour la nature effective des institutions à l’époque historique.

Ce qu’il y a d’innovant dans le Vocabulaire, et souvent de critiquable par les linguistes les plus rigoureux, est dû à sa perspective de matrice structuraliste. Cette perspective est évidente dans la concordance étroite établie entre les structures des langues et des sociétés correspondantes, ainsi que dans la reformulation (avec des variantes) d’un même schéma valable pour toutes. Quand il considère des langues indo-européennes au-delà du latin, Benveniste essaie d’englober un domaine d’enquête qui soit le plus vaste possible, et qui, pour ainsi dire, prenne en charge la réalité et la contienne dans la langue. L’approche structuraliste du Vocabulaire peut expliquer en partie, s’il ne le justifie, le manque d’exactitude philologique, et surtout quelques interprétations des données peut-être trop téméraires. Mais ce défaut est aussi la preuve que, dans le Vocabulaire, les exigences théoriques et structuralistes dépassent enfin la recherche sur la grammaire.

8. Conclusion

La curiosité intellectuelle de Benveniste et l’amplitude du domaine de ses recherches est une caractéristique remarquable de sa carrière et de son héritage scientifique. Mais cet enrichissement de sa production ne change pas son horizon, qui reste dans le champ des sciences du langage. Son point de vue anthropologique garde ainsi une nature textuelle et linguistique, même dans ses spéculations les plus hasardeuses.

Un des objectifs de notre recherche a été d’affirmer l’inexistence d’une distinction nette, dans l’œuvre de Benveniste, entre linguistique historique et linguistique générale. Nous avons montré qu’il s’agirait plutôt de deux perspectives qui renvoient constamment l’une à l’autre, et coïncident avec deux perspectives anthropologiques (l’expression de la subjectivité par l’individu, la relation du sujet avec le monde) qui ne sont jamais séparables.

L’appellation, nécessairement imparfaite, d’anthropologie textuelle nous sert à indiquer le double procès15 accompli par le texte, qui, d’une part, comprend les références à la société et à la culture, et d’autre part devient une entité agissante dans la civilisation à laquelle il appartient. Le « devenir entité agissante » du texte se manifesterait en même temps que l’affirmation de soi du sujet. Dans notre thèse, nous avons examiné comment et pourquoi le sujet grammatical du texte devient un sujet énonciateur, capable d’agir sur la réalité par le moyen de l’énonciation.

Dans la lecture que nous avons donnée ici, Benveniste a été un structuraliste, un théoricien du langage qui reprend Saussure et Meillet dans ses écrits de linguistique générale, un comparatiste, un indo-européaniste, un iraniste. Chacune de ces étiquettes doit être accompagnée de distinctions et de spécifications : aucune d’entre elles, prise seule, ne suffit pas à rendre l’ampleur de son héritage. La description du point de vue anthropologique a permis d’observer toutes ces définitions, et de les inclure dans une même perspective.

Fidèle à la méthodologie linguistique, et à l’analyse des cas particuliers, Benveniste n’a jamais créé une théorie cohérente. Il n’était pas un philosophe, et cela n’a jamais été son but. Mais son regard philosophique sur la langue a encore beaucoup de choses à nous apprendre.

Bibliographie

BELARDI, Walter (2002), L’etimologia nella storia della cultura occidentale, Roma, Il Calamo.

BENVENISTE, Émile (1922), « Les futurs et subjonctifs sigmatiques du latin archaïque », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 23, p. 32-63.

BENVENISTE, Émile (1932), « Les classes sociales dans la tradition avestique », Journal Asiatique 221, p. 117-134, repris dans Benveniste (2015 : 47-59).

BENVENISTE, Émile (1935), Origines de la formation des noms en indo-européen, Paris, Adrien Maisonneuve.

BENVENISTE, Émile (1937), « Structure générale des faits linguistiques. Aperçu historique » (non signé), in L. Febvre (éd.), Encyclopédie Française I, Paris, Société de Gestion de l’Encyclopédie Française, p. 1.32/1-1.32/3.

BENVENISTE, Émile (1938), « Traditions indo-iraniennes sur les classes sociales », Journal Asiatique 230, p. 529-549, repris dans Benveniste (2015 : 105-118).

BENVENISTE, Émile (1945), « Symbolisme social dans les cultes gréco-italiques », Revue de l’histoire des religions 129, p. 5-16, repris dans Benveniste (2015 : 151-160).

BENVENISTE, Émile (1946), « Structure des relations de personne dans le verbe », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 42-43, p. 1-12, repris dans Benveniste (1966 : 225-236).

BENVENISTE, Émile (1948), Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, Paris, Adrien Maisonneuve.

BENVENISTE, Émile (1953), « Le vocabulaire de la vie animale chez les indiens du Haut Yukon (Alaska) », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 49, p. 79-106, repris dans Benveniste (2015 : 225-250).

BENVENISTE, Émile (1956), « La nature des pronoms », in M. Halle, H. G. Lunt, H. McLean and C. van Schooneveld (éd.), For Roman Jakobson, The Hague, Mouton & Co., p. 34-37, repris dans Benveniste (1966a : 251-257).

BENVENISTE, Émile (1966a), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard.

BENVENISTE, Émile (1966b), « Convergences typologiques », L’Homme, VI-2, p. 5-12.

BENVENISTE, Émile (1968), « Ce langage qui fait l’histoire », propos recueillis par G. Dumur, Le Nouvel Observateur 20 novembre-20 décembre1968, repris dans Benveniste (1974 : 29-40).

BENVENISTE, Émile (1969), Vocabulaire des institutions indo-européennes, 2 vol., Paris, Les Éditions de Minuit.

BENVENISTE, Émile (1970), « L’appareil formel de l’énonciation », Langages 17, p. 12-18, repris dans Benveniste (1974 : 79-90).

BENVENISTE, Émile (1974), Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard.

BENVENISTE, Émile (2015), Langues, cultures, religions, choix d’articles réunis par C. Laplantine et G.-J. Pinault, Limoges, Lambert-Lucas.

BERGOUNIOUX, Gabriel (2017), « Benveniste, lecteur de Saussure : la formation d’une école française », Colloque Annuel, Société Japonaise de Langue et Littérature Française, p. 1-13.

BOAS, Franz (1911), « Introduction », in Handbook of American Indian Languages I, Washington, Bureau of American Ethnology, p. 1-83.

BRUNET, Émilie (2011), « Les manuscrits d’Émile Benveniste : histoire et échantillon de matériaux inédits à explorer », Cahiers Ferdinand de Saussure 64, p. 211-228.

KARSENTI, Bruno (1997), L’Homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF.

LÉVI-STRAUSS, Claude (1958a), Anthropologie structurale, Paris, Plon.

LÉVI-STRAUSS, Claude (1958b), « La structure des mythes », in Lévi-Strauss (1958a : 227-255).

LÉVI-STRAUSS, Claude (1962), La pensée sauvage, Paris, Plon.

MAUSS, Marcel (1924), « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », in Mauss (1968 : 281-310).

MAUSS, Marcel (1968), Sociologie et anthropologie [1950], Paris, PUF.

ONO, Aya (2007), La notion d’énonciation chez Émile Benveniste, Limoges, Lambert-Lucas.

PINAULT, Georges-Jean (2015), « Benveniste et la poétique indo-européenne », in S. Bédouret-Larraburu & C. Laplantine (éd.), Émile Benveniste : vers une poétique générale, Pau, Presses Universitaires de Pau et des Pays de l’Adour, p. 139-165.

SAUSSURE, Ferdinand de (1972), Cours de linguistique générale, édition critique préparée par Tullio De Mauro, Paris, Payot & Rivages.

SAUSSURE, Ferdinand de (2002), Écrits de linguistique générale, texte établi et édité par S. Bouquet et R. Engler, Paris, Gallimard.

____________

1 Voir Benveniste (1970 : 80-82).

2 Dans Pinault (2015 : 150), on parle de l’objectif « ambitieux » de Benveniste « dans le domaine de la reconstruction de la culture indo-européenne ». Dans un séminaire tenu à la « Sapienza » – Université de Rome le 7 juin 2018 (« Discutere di comparazione : tre esercizi »), Carlo Ginzburg a parlé de la « comparazione ambiziosa » pratiquée par certains auteurs et par lui-même, en la confrontant avec un comparatisme plus limité mais plus solide. Une telle distinction aurait classé Benveniste et Dumézil parmi les ambitieux : dans leurs analyses ils se limitent à approfondir une seule parmi les nombreuses sources utilisées nécessaires à une comparaison étendue. D’autres chercheurs observent quelque chose de similaire, lorsqu’ils reprochent à Benveniste d’assujettir parfois les données à sa théorie : cf. par ex. Belardi (2002, II : 90).

3 Pinault (2015 : 162).

4 Pour paraphraser la définition célèbre de « L’Appareil formel de l’énonciation » (Benveniste 1970 : 80).

5 On parle d’épistémologie, et non de discipline : Benveniste reste exclusivement un linguiste pendant toute sa vie. Comme nous le verrons, si on peut parler d’« anthropologie » dans sa recherche, c’est dans le sens d’une perspective ou d’un point de vue anthropologique sur la linguistique.

6 Bergounioux (2017 : 4) souligne deux changements de perspective étroitement liés entre Origines (1935) et Noms d’agent (1948) : le passage d’une reconstruction des formes linguistiques à la comparaison entre deux d’entre elles dans leur relation au prédicat ; l’attention aux relations instituées par la morphosyntaxe en lieu de l’analyse des éléments isolés.

7 Benveniste (1970 : 79-80).

8 Cf. Écrits de linguistique générale, éd. par S. Bouquet et R. Engler (2002).

9 Cf. Benveniste (1956 : 251).

10 Comme il l’écrit dans « Le Vocabulaire de la vie animale chez les Indiens du Haut Yukon » (1953), l’un des rares articles sur les langues amérindiennes parus après ses enquêtes.

11 Cf. Brunet (2011), notamment pages 224-225.

12 Boas (1911 : 42).

13 Karsenti (1997 : 162).

14 Benveniste (1970 : 94).

15 Nous avons utilisé ici le mot « procès » suivant la remarque de Pinault, selon laquelle le choix fréquent de l’anglicisme « procès » au lieu de « processus » dans les textes de Benveniste « renvoie certainement à l’idée de mise en œuvre, en pratique, du langage dans un développement historique » (Pinault 2015 : 155 n. 29).