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Loïc Depecker, Saussure tel qu’en lui-même. D’après les manuscrits

Paris, Honoré Champion, 2020, 264 p. – ISBN : 978-2-74535317-71

Anne-Gaëlle Toutain

Institut de langue et de littérature françaises de l’université de Berne

anne-gaelle.toutain@unibe.ch

Saussure tel qu’en lui-même. D’après les manuscrits surprend d’emblée par son anachronisme. On lit en effet en quatrième de couverture que l’auteur s’appuie « sur [l]es propres manuscrits [de Saussure] dont certains, fondamentaux, viennent d’être miraculeusement retrouvés » ; or, il s’agit des manuscrits retrouvés dans l’orangerie de la maison de Saussure en 1996, soit il y a près de 25 ans. Cette affirmation se trouve presque mot pour mot sur la quatrième de couverture de Comprendre Saussure d’après les manuscrits, paru en 2009 aux éditions Armand Colin2, dont Saussure tel qu’en lui-même est – en dépit de la différence de titre – une « édition augmentée » (p. 26). Loïc Depecker ajoute : « Cela, en bénéficiant des travaux publiés depuis » (p. 26), mentionnant l’édition par Amacker des manuscrits de Saussure, parue en 20113, mais ne citant en revanche aucune étude sur Saussure. De fait, la bibliographie est très peu enrichie par rapport à l’ouvrage de 2009, alors que de nombreuses études ont été publiées depuis cette date. Ce qui frappe donc, à la considération de cet ouvrage, est une sorte d’intemporalité de l’exégèse, indifférente à l’avancée des recherches saussuriennes et comme suspendue à la découverte des manuscrits de 1996. C’est pourquoi sa publication me paraît constituer une invitation à reprendre la réflexion sur la problématique néosaussurienne4 dans laquelle, comme en témoigne leur sous-titre, « D’après les manuscrits », ces deux ouvrages s’inscrivent.

Regardons, pour ce faire, sur un exemple concret, ce qu’apporte dans ces derniers le recours aux manuscrits. Je choisis, à cette fin, la question de l’arbitraire du signe, qui fait l’objet d’un nouveau développement dans l’ouvrage de 2020. Dans Comprendre Saussure, L. Depecker distinguait quatre arbitraires : entre signe et chose, entre signe et idée (élément de la pensée), entre forme et idée (rapport interne au signe) et entre forme vocale (son) et forme visuelle (lettre)5. Dans l’introduction de Saussure tel qu’en lui-même, il affirme que « [s]i l’on suit les manuscrits de façon serrée, on s’apercevra […] que l’arbitraire se décline plus largement encore, avec au moins cinq formes d’arbitraire » (p. 26), et on lit de fait à l’endroit où sont exposés les quatre arbitraires :

Même, on entrevoit, au détour d’une formulation, d’autres arbitraires. Ainsi, « il n’y a rien de commun, dans l’essence, entre un signe et ce qu’il signifie » (Science du langage, 36.2.7-10, p. 86). Et il est vrai qu’aucun signe n’est naturellement porté à évoquer telle ou telle signification… (p. 90).

L. Depecker cite ici l’édition d’Amacker, mais l’extrait en question figurait déjà dans les Écrits de linguistique générale, dans un développement du manuscrit « De l’essence double du langage » intitulé « Nature de l’objet en linguistique »6. Saussure commence par affirmer l’absence, en linguistique, d’objet donné et l’impossibilité corrélative de partir de la « donnée des sens », dans la mesure où il n’y a langue qu’à partir du moment où à une succession de faits vocaux s’attache une idée. En raison de cette dualité, les entités linguistiques ne sauraient être simples. En outre, « si l’unité de chaque fait de langage résulte déjà d’un fait complexe consistant dans l’union des faits, elle résulte de plus d’une union d’un genre hautement particulier : en ce qu’il n’y a rien de commun, dans l’essence, entre un signe et ce qu’il signifie ». Saussure ajoute que « l’entreprise de classer les faits d’une langue se trouve donc devant ce problème : de classer des accouplements d’objets hétérogènes (signes-idées), nullement, comme on est porté à le supposer, de classer des objets simples et homogènes, ce qui serait le cas si on avait à classer des signes ou idées ». La question, dans cette affirmation de Saussure, est donc moins celle de l’arbitraire que celle de l’hétérogénéité des composants du signe. Cette hétérogénéité était formulée un peu plus haut dans le même manuscrit et Saussure affirmait en conclusion que « l’objet formel de [l’]étude et [des] classifications » (Saussure, op. cit., p. 18) de la linguistique est « exclusivement le point de jonction » (Saussure, op. cit., p. 18) des « formes » (figures vocales) et des « idées ». C’est pourquoi, précisément, il n’y a pas d’objet donné en linguistique : au signe de la définition traditionnelle, combinaison d’un « signifiant » et d’un « signifié » et analysable comme tel en ses deux parties constitutives, Saussure substitue une définition du signe comme effet de langue, langue définie comme « point de jonction », ce que Saussure appellera dans le deuxième cours « terrain des articulations »7. À propos du « dualisme » du langage, Saussure affirme ainsi, à la suite du développement intitulé « Nature de l’objet en linguistique » :

Le dualisme profond qui partage le langage ne réside pas dans le dualisme du son et de l’idée, du phénomène vocal et du phénomène mental ; c’est là la façon facile et pernicieuse de le concevoir. Ce dualisme réside dans la dualité du phénomène vocal comme tel, et du phénomène vocal comme signe – du fait physique, (objectif) et du fait physico-mental (subjectif), nullement du fait « physique » du son par opposition au fait « mental » de la signification. (F. de Saussure, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 20-21).

Il s’agit donc, non pas, comme l’affirme L. Depecker dans le même chapitre8, d’établir la dualité du signe, dualité reconnue depuis l’Antiquité9, mais de définir le signe comme l’effet d’une articulation de deux éléments hétérogènes, articulation en laquelle consiste la langue, et qui fait du son un « groupe son-idée », c’est-à-dire un « signe », au sens saussurien.

L’apport saussurien à la linguistique consiste ainsi en une conception radicalement nouvelle du signe, comme entité que l’on pourrait qualifier de duale, par opposition à double, adjectif qui qualifierait pour sa part la dualité son/idée de la conception traditionnelle. Dans cette perspective, le principe de l’arbitraire du signe, que Saussure institue au fondement du concept de valeur, renvoie à l’absence initiale de rapport son/sens, c’est-à-dire à la définition de la langue comme point de vue constitutif du signe, au sens saussurien. En tant que tel, l’arbitraire saussurien est unique, et non, comme le pose L. Depecker, quadruple ou quintuple. Peu importent en effet à cet égard les différences de terminologie et même l’introduction de la distinction signifiant/signifié, dont Saussure note d’emblée les limites, qui tiennent à la nature du signe linguistique qu’il s’est efforcé de mettre au jour10. Or, L. Depecker, pour sa part, consacre l’ensemble du chapitre « Approches de l’arbitraire du signe » à des gloses des différentes formulations des textes autographes et notes d’étudiants, terminologiquement très variables en raison de la nature même des textes, qui sont des brouillons ou des notes de cours, et non des textes destinés à la publication, mais néanmoins répétitives et homogènes au niveau de leur contenu, qui est radical. Il ne voit pas la rupture saussurienne avec la conception traditionnelle du rapport son/sens, conception traditionnelle dont l’énoncé introduit au contraire la section du chapitre spécifiquement consacrée aux « arbitraires » :

On observe la thématique sur laquelle s’élaborent les termes de « signifiant » et « signifié » : sur celle de la symétrie postulée entre les deux constituants du signe et sur l’association qui les unit. Il faut alors examiner le type de relation de l’un à l’autre et leur « point de jonction » (Écrits, p. 18 et passim) (p. 88).

L. Depecker parle en effet des « constituants du signe » et de l’« association qui les unit », du « type de relation de l’un à l’autre », toutes expressions qui témoignent de la positivité de ces éléments, et d’une conception de l’arbitraire comme type de rapport son/sens, là où le signe saussurien est une valeur, en tant que telle purement négative, et où le principe saussurien de l’arbitraire du signe renvoie précisément à l’absence de rapport son/sens préalable à la langue.

Il apparaît ainsi que le recours aux manuscrits n’est pas du tout le gage d’une réelle compréhension de la pensée de Saussure. Il semble même, à la lecture de cet ouvrage de L. Depecker, dont l’auteur donne l’impression de se laisser porter par les méandres des variations terminologiques, qu’il favorise la complaisance à l’exégèse, là où, conformément à l’injonction de Bachelard, il faudrait « se mettre à l’école des savants ».

Cette complaisance à l’exégèse est un trait commun du néosaussurisme. L’existence d’un double corpus – le Cours de linguistique générale et ses sources, auxquelles s’ajoutent les autres textes autographes, dont la correspondance –, procure en effet un espace exégétique où s’engouffrer et se complaire dans un raffinement sans fin de la lecture des textes. Il y a cependant également, plus généralement, une propension des sciences dites « humaines » à l’exégèse et à l’érudition, au culte de la pensée individuelle d’un auteur, au détriment de la recherche de la vérité, propension qui se trouve même chez certains déguisée en conception de l’épistémologie. Je pense ici à la proposition de Sylvain Auroux, selon laquelle la linguistique serait une science « à faible taux de réinscription »11. Pour ma part, en effet, il me semble que cette notion est proprement oxymorique : si la linguistique veut être une science, elle doit être à « fort taux de réinscription », comme le sont les sciences de la nature ou les mathématiques. Sinon, l’objet est donné, et non, comme il doit l’être, construit. C’est donc par un appel à la réflexion épistémologique, au sens de Bachelard et de Canguilhem, que je conclurai cette note de lecture.

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1 Plutôt que d’un compte rendu, il s’agit dans ce qui suit d’une note de lecture, dont les arguments ont été exposés lors de l’école doctorale CUSO organisée par Ekaterina Velmezova les 1er et 2 octobre 2020 sur le thème « L’histoire des sciences du langage à travers les activités éditoriales ».

2 L. Depecker, 2009, Comprendre Saussure d’après les manuscrits, Paris, Armand Colin, 2009.

3 F. de Saussure, Science du langage. De la double essence du langage, édition des Écrits de linguistique générale établie par René Amacker, Genève, Droz, 2011.

4 Je désigne par cette dénomination la problématique consistant à faire de la lecture des manuscrits l’axe d’une redécouverte de Saussure, au sens de la mise au jour d’un « second Saussure » qui serait radicalement différent de celui du Cours de linguistique générale.

5 Voir Depecker, op. cit., p. 85.

6 Voir F. de Saussure, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 19-20. Toutes les citations produites par moi ont été vérifiées sur les manuscrits, et le texte donné peut donc différer de celui de la publication.

7 F. de Saussure, Deuxième Cours de linguistique générale (1908-1909), d’après les cahiers d’Albert Riedlinger et Charles Patois. Oxford, New York, Tokyo, Pergamon, 1997, p. 22.

8 Voir par exemple : « Ce qui prend corps peu à peu au fil de ces développements, c’est qu’il faut considérer le signe comme fait de deux parties. Il faut cependant pouvoir les nommer chacune adéquatement en marquant leur étroite association, leur symétrie et leur réciprocité. Et aussi nommer le tout qui les unit. » (p. 85). Voir également, notamment, p. 82 et 83.

9 Dont datent d’ailleurs les termes mêmes de signifiant et de signifié, qui ne sont donc pas, contrairement à ce qu’affirme L. Depecker, des « néologismes » (p. 86).

10 On lit en effet dans le troisième cours, une fois introduits les termes de signifiant et de signifié : « Ajoutons cette remarque : Nous n’aurons pas gagné par là ce mot dont on peut déplorer l’absence et qui désignerait sans ambiguïté possible leur ensemble [signifié/signifiant] <N’importe quel terme on choisira (signe, terme, mot, etc.) glissera à côté et sera en danger de ne désigner qu’une partie> Probablement qu’il ne peut pas en avoir. Aussitôt que dans une langue un terme s’applique à une notion de valeur, il est impossible de savoir si on est d’un côté de la barre ou de l’autre ou des deux à la fois. <Donc très difficile d’avoir un mot qui désigne sans équivoque association [signifié/signifiant]> » (F. de Saussure & É. Constantin, « Ferdinand de Saussure : Notes préparatoires pour le cours de linguistique générale 1910-1911, Émile Constantin : Linguistique générale. Cours de M. le professeur de Saussure 1910-1911 », Cahiers Ferdinand de Saussure 58, p. 238). Dans les notes de Constantin, les termes entre crochets figurent dans le schéma du signe.

11 Voir S. Auroux, « L’histoire de la linguistique », Langue française XLVIII-1, p. 8.