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Bernard BARBICHE

Professeur émérite à l’École nationale des chartes

Un heureux concours de circonstances fait que la publication du recueil d’études réunies par Jean-Dominique Mellot avec le collaboration de Marie-Hélène Tesnière coïncide avec le bicentenaire du Code civil. Concluant en quelque sorte les cérémonies de l’année 2004, Histoire et civilisation du livre : revue internationale commémore ainsi à son tour l’aboutissement du processus qui a conduit, à travers les siècles, à l’unification du droit. L’approche est originale, dans le concert des manifestations scientifiques qui ont jalonné l’année du bicentenaire. Elle situe en effet le développement de l’action du législateur dans le cadre a priori formel, mais en réalité essentiel, de la production éditoriale. Car comment pourrait-on faire abstraction des conditions matérielles de diffusion des lois et de leur réception par les peuples, quand on veut comprendre les mécanismes de leur élaboration et de leur publication ? Et comment le Premier Consul aurait-il eu l’audace de faire édifier en peu d’années le monument qui est aujourd’hui célébré et de l’imposer pour longtemps non seulement en France, mais aussi à un bon nombre d’autres pays qui l’ont adopté ou s’en sont inspirés, si ses artisans n’avaient pas eu une parfaite connaissance de l’œuvre de la monarchie en ce domaine ? Une œuvre qu’il a imitée et en quelque sorte parachevée, puisqu’elle était encore en gestation à la fin du XVIIIe siècle.

L’unification du droit, « rêve royal » pour reprendre les termes employés par Albert Rigaudière dans la dernière séance publique annuelle de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le 26 novembre 2004, est un projet ancien de la monarchie française, qui a accompagné le processus d’unification politique des éléments constitutifs du royaume – un processus qui n’a été achevé que sous la Révolution. Jusqu’à la fin du règne de Louis XVI, la France est restée un conglomérat hétéroclite de particularismes : encore en 1789, les institutions propres de la Bretagne n’avaient guère de points communs avec celles du Languedoc ou de l’Alsace. En dépit de la généralisation des intendants des provinces, la France n’était pas uniforme, tant s’en faut, et de ce fait le domaine d’application des lois générales demeurait limité.

Pourtant, la monarchie a très tôt aspiré à la constitution d’un corpus homogène de lois, où elle voyait un moyen de souder l’unité nationale à travers la disparité des provinces. Cet effort, qui est l’un des aspects importants de la genèse de l’État moderne, s’est concrétisé, dans une première étape (du XIIIe au début du XVIIe siècle), par la promulgation d’ordonnances très générales portant un grand nombre de matières variées et que les spécialistes appellent ordonnances de réformation ; on peut en voir le premier exemple dans celle que saint Louis promulgua en 1254, à son retour de croisade, et le dernier dans celle de janvier 1629 élaborée par le garde des sceaux Michel de Marillac.

L’objectif de ces grands textes, dont le plan et la logique échappent bien souvent à nos mentalités cartésiennes, était de réformer périodiquement les institutions afin de remédier aux désordres qui avaient pu les affecter. Il s’agissait moins d’un progrès à accomplir que d’un retour à un âge d’or disparu et qu’il fallait restaurer. Ces ordonnances, presque toutes publiées pour répondre aux doléances des états généraux, se multipliées au XVIe siècle, et elles ont laissé leur nom dans l’histoire : celles de Villers-Cotterêts, d’Orléans, de Moulins, de Blois, sont célèbres, et ont bénéficié de l’extraordinaire vecteur de publicité qu’a été le recours à l’imprimerie, comme le montre Yves-Bernard Brissaud. Cependant, elles n’ont jamais englobé la totalité du droit : d’une part, ces textes ne portaient pour l’essentiel que sur le droit public, tandis que le droit privé était régi localement par les coutumes dans le Nord (rédigées en deux étapes au XVIe siècle) et par le droit romain dans le Midi ; d’autre part, et même dans le domaine du droit public, les ordonnances royales concernaient principalement la justice et les finances (entendues il est vrai dans l’acception la plus large), et abandonnaient soit au roi, à son Conseil et à ses ministres certains secteurs du gouvernement (comme l’armée), soit aux organes politiques des provinces (parlements, états provinciaux) de nombreux aspects de la vie publique – d’où l’importance justement soulignée des publications des cours souveraines. Par ailleurs, les ordonnances de réformation, en dépit de l’élargissement progressif de leurs horizons, n’ont jamais été considérées comme des « codes », c’est-à-dire des synthèses méthodiques, même si la dernière a été ironiquement surnommée Code Michau.

Cette pratique législative n’était certes pas nouvelle : elle avait été mise en œuvre dans l’empire romain avec le code Théodosien (au Ve siècle) et le code Justinien (au VIe siècle). Mais elle avait été abandonnée pendant un millénaire, et c’est seulement au XVIe siècle que le concept est réapparu. Employé d’abord avec le sens de compilation de lois existantes (ainsi le Code du roy Henri III de Barnabé Brisson, paru en 1587), le terme est utilisé ensuite sous Louis XIV pour désigner une loi nouvelle portant sur tous les aspects d’un vaste domaine juridique. La résurgence du mot, avec ses deux acceptions concurrentes, est révélatrice de l’aspiration qui se fait jour à cette époque à l’élaboration de synthèses. Le Roi Soleil, dès le début de son gouvernement personnel, entreprit en effet de légiférer méthodiquement dans tous les secteurs du droit public. Il s’agissait bien cette fois de promulguer des textes nouveaux destinés à remplacer les lois antérieures, dont certaines étaient d’ailleurs reprises et actualisées. La première en date de cette série d’ordonnances, promulguée en avril 1667, portait sur la justice civile. Elle visait à simplifier, harmoniser et unifier la procédure pour remédier à la diversité des usages et éviter les contradictions de la jurisprudence. Intitulée Ordonnance civile pour la réformation de la justice, divisée pour la première fois en titres, elle fut couramment appelée Code Louis, et ce nom fut très officiellement employé dans ses éditions successives. Le roi avait suivi personnellement les travaux préparatoires en présidant un « conseil de justice ». Une huitaine d’autres ordonnances suivirent, presque toutes inspirées par Jean-Baptiste Colbert, sur les eaux et forêts (1669), la procédure criminelle (1670), le commerce (1673), les gabelles et les aides (1680), la marine marchande (1681) et la marine militaire (1689), le statut des esclaves dans les colonies (1685)… Le mot Code fut de nouveau employé pour désigner certaines d’entre elles : Code marchand pour celle de 1673, Code noir pour celle de 1685.

Ce remarquable ensemble, dû à l’initiative du souverain, marquait un progrès décisif dans le processus d’unification du droit engagé dès le XVIe siècle. Cependant, il restait encore très éloigné de l’objectif visé, car il ne portait que sur le droit public – le droit privé, on l’a dit, restant régi pour l’essentiel par les coutumes et par le droit romain. C’est très timidement que le roi de France, au XVIe siècle, avait commencé à légiférer en ce domaine, notamment en matière matrimoniale. Cependant, la nécessité de l’intervention du roi dans le droit privé se fit bientôt sentir, du fait que la rédaction définitive des coutumes, achevée vers 1580, avait fait du droit coutumier un droit mort, qui ne s’enrichissait plus. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le roi devient le seul créateur du droit, mais il faut attendre le règne de Louis XV pour trouver les premières ordonnances portant sur le droit privé : les donations en 1731, les testaments en 1735, les faux en 1737 et les substitutions en 1747. Elles furent préparées par le chancelier d’Aguesseau.

Ainsi s’acheminait-on vers l’unification du droit. Mais il restait encore bien du chemin à parcourir quand la Révolution survint. Après les années difficiles où le nouveau pouvoir s’employa à faire table rase des institutions monarchiques, il fallut reconstruire. Ce fut l’œuvre du Premier Consul, puis de l’empereur Napoléon, à qui l’on doit, comme à Louis XIV, un ensemble de codes dont il suivit lui aussi personnellement l’élaboration : le Premier Consul présida cinquante-sept des cent deux séances dans lesquelles fut rédigé le Code civil. Ce dernier fut suivi du Code de procédure civile (1806), du Code de commerce (1807), du Code d’instruction criminelle (1808) et du Code pénal (1810). Entre-temps, la Convention jacobine avait uniformisé la France et le Premier Consul avait créé les préfets. C’en était fait de la diversité institutionnelle de l’ancienne France, on pouvait désormais promulguer des lois applicables à tous les Français sans exception. Pour autant, on ne fit pas table rase du passé. Sur de nombreux points, les Codes napoléoniens reprenaient les ordonnances louis-quatorziennes en les adaptant au nouveau cadre institutionnel : les rédacteurs étaient des juristes expérimentés, qui avaient commencé leur carrière sous la monarchie et qui maîtrisaient parfaitement les anciennes ordonnances. C’est ainsi que le Code civil reprit sur bien des points les remarquables lois du chancelier d’Aguesseau, et le Code de procédure civile l’ordonnance de 1667.

Est-ce à dire que l’œuvre de Napoléon marque l’aboutissement du processus séculaire amorcé sous la monarchie d’Ancien Régime ? Certes pas. Ainsi fallut-il attendre la Restauration pour voir promulgué, en 1827, le Code forestier, reflet lui aussi de l’ordonnance colbertienne de 1669 qui, de fait, avait continué d’être appliquée sous la Révolution et l’Empire. Il reste qu’à travers les régimes politiques successifs, la France, pour l’essentiel, a vécu aux XIXe et XXe siècles sous le régime législatif unifié mis en place par Napoléon. Le Code civil, constamment remanié et mis à jour et parvenu aujourd’hui à sa 103e édition, sert toujours de cadre à notre paysage juridique.

Pourtant, cette situation apparemment sécurisante n’a rien de définitif : peu à peu, la législation européenne s’impose aux États qui, progressivement dépossédés de leurs prérogatives souveraines, doivent accepter de nouvelles règles – les fameuses « directives » – désormais communes à toutes les composantes de l’entité politique qui se met en place. La France dans l’Europe devra bientôt se résigner à se retrouver dans une situation comparable à celle du Languedoc ou de la Bretagne dans l’ancienne monarchie. L’unification du droit est de nouveau en marche, dans un cadre supranational cette fois, et l’édition juridique a encore de beaux jours devant elle. Dans cent ans, Histoire et civilisation du livre pourra ouvrir un nouveau dossier, consacré à l’écrit juridique européen du XXIe siècle.