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Stéphane Reznikow, Francophilie et identité tchèque (1848-1914)

Paris, H. Champion, 2002, 754 p. ISBN 2-7453-0596-4

Juliette GUILBAUD

Le volumineux ouvrage de Stéphane Reznikow est le condensé d’une thèse de doctorat en histoire, préparée à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris, 1999) pour laquelle l’auteur a « défriché » un champ de recherches largement négligé jusqu’à aujourd’hui, celui des relations entre la France et les Tchèques entre 1848 et 1914 – même si l’on peut reconnaître que, depuis une quinzaine d’années, le XIXe siècle tchèque suscite un regain d’intérêt parmi les historiens.

Dès la fin du XIXe siècle, le terme de « gallomanie » se voit supplanté dans les textes par celui de « frankofilství » (« francophilie ») (1895), que l’on peut retrouver dans les dictionnaires au début du XXe siècle, sous la forme de l’adjectif « frankofilský » puis du substantif « frankofil ». L’auteur montre comment une certaine francophilie baigne et accompagne la construction de l’identité tchèque, de la mi-XIXe siècle jusqu’à l’orée de la Première Guerre mondiale. Dès avant 1914, c’est presque comme un phénomène de société (p. 13) qu’il conviendrait de désigner cette influence française, perceptible dans la floraison de groupements francophiles tchèques – telle l’Alliance française de Prague, fondée en 1886, première section de l’organisation en Europe centrale et orientale –, et dans les domaines culturels comme le théâtre ou l’édition.

En outre, et c’est là tout l’intérêt du propos, cet aspect intellectuel de la présence française se double d’une composante patriotique. La France est considérée comme l’allié potentiel des Tchèques contre l’Allemagne, comme un modèle politique – puisqu’elle constitue le seul exemple de grande République européenne à partir des années 1870 –, et un guide culturel de choix dans une tradition puisant ses racines au XVIIIe siècle. Dans leur quête d’une identité nationale, les Tchèques voient en elle un appui diplomatique qui va à l’encontre de la politique austro-hongroise, de même qu’un soutien symbolique à leur cause dans la situation d’encerclement dont ils se sentent victimes, de la part du monde germanique. De fait, les autres puissances européennes ne sont pas en mesure de gagner autant la faveur des Tchèques que la France, à l’image de la Russie qui, bien que partageant avec ses presque voisins une même origine slave, est dénoncée pour son impérialisme, ou l’Angleterre, peu présente sur la scène diplomatique est-européenne.

La France, au contraire, jouit au XIXe siècle et encore aujourd’hui (chez 80% des Tchèques) d’une certaine cote, par sa capacité à incarner la liberté – dépourvue de toute velléité impérialiste après l’épisode napoléonien –, et à représenter l’Europe. Ainsi, la défaite de 1870 contre les Allemands suscite-t-elle un profond malaise, devant un destin que bon nombre de Tchèques voient comme le leur dans l’avenir, et contribue-t-elle à renforcer chez eux un sentiment nationaliste anti-allemand. Toutefois, la signature de la Duplice entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, à la fin des années 1870, met un réel frein à toute promotion officielle de la France et de ses valeurs. Par là même, cet engouement francophile prend un tour résolument politique et se veut dénonciation de la diplomatie autrichienne. Brandie comme une arme par le parti jeune-tchèque qui lui doit son hégémonie dans les années 1890, la francophilie devient, au début du XXe siècle, un ferment culturel dont se nourrit la vie artistique et plus généralement intellectuelle tchèque pour se donner une véritable indépendance. En cela, la francophilie peut apparaître comme une sorte d’échafaudage (p. 690) de la construction nationale tchèque, qui se fait de plus en plus nuancée à mesure que s’édifie cette identité nationale, comme chez Tomáš G. Masaryk, futur premier président de la République tchécoslovaque (1918).

Bien argumentée, la démonstration de S. Reznikow s’appuie sur un nombre très important de sources manuscrites et imprimées (notamment des périodiques de l’époque), dépouillées avec rigueur. Le texte est judicieusement accompagné d’un index nominum précis, et de quelques tableaux et graphiques – dont la table n’aurait pas souffert d’une relecture plus attentive pour éviter quelques coquilles regrettables dans l’indication de la pagination. Malgré sa densité, l’exposé se lit avec aisance, et l’on ne peut que savoir gré à son auteur de jeter un éclairage nouveau sur un aspect de l’histoire tchèque encore assez peu développé. De même, on ne peut que souhaiter que la collection dans laquelle le volume est paru chez H. Champion, « Histoire culturelle de l’Europe », vienne s’enrichir d’autres études aussi riches.