Book Title

Le comte de Choiseul-Gouffier, premier directeur de la Bibliothèque impériale publique de Russie

Ludmila WOLFZUN

La figure du premier directeur de la Bibliothèque publique impériale (aujourd’hui Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg), le comte de Choiseul-Gouffier, est l’une des plus « obscures » dans l’histoire et dans l’historiographie de cet établissement. Depuis plus de deux siècles en effet, les accusations pleuvent en Russie sur Choiseul1. Sa personnalité, peu connue des historiens russes, mérite pourtant l’attention, et quel qu’ait été le rôle de Choiseul dans la vie de la Bibliothèque, sa nomination au poste de directeur n’était pas le fruit d’un hasard. Les historiens français connaissent de longue date Choiseul-Gouffier comme diplomate et comme connaisseur et amateur d’antiquités. Le livre de Léonce Pingaud est consacré à son activité diplomatique en Europe orientale et dans l’Empire ottoman, tandis que l’article de Ch. Grell examine les aspects du philhellénisme. On trouve encore des notes et des articles sur les travaux de Choiseul en matière d’histoire et de littérature dans les éditions de l’Académie des Inscriptions et Belle Lettres, des notices lui sont consacrées dans les dictionnaires biographiques tandis que l’on rencontre des mentions ponctuelles sur lui dans la littérature générale. Mais pratiquement partout, même dans le livre de Pingaud, le séjour de dix ans de Choiseul en Russie est traité trop rapidement, quelques lignes seulement étant consacrées a son action à la Bibliothèque publique impériale et à l’Académie des Beaux-Arts2. Le présent article constitue une tentative pour combler cette lacune.

Le comte Marie Gabriel Florent Auguste de Choiseul-Gouffier (1752- 1817) est l’auteur du célèbre Voyage pittoresque de la Grèce, dont la publication débute à Paris en 17823. Il arrive en Russie en 1793 depuis Constantinople, où il avait été ambassadeur de France pendant huit ans. Son arrivée en Russie était la conséquence de la chute de la monarchie en France : le retour de Choiseul dans sa patrie, où sa famille était restée, étant devenu impossible, l’ambassadeur se tourne vers l’impératrice Catherine II pour solliciter son hospitalité et reçoit en retour une invitation officielle. Accueilli à Elisavetgrad (actuellement, Kirovograd, Ukraine) par le général M. I. Koutousov, il atteint Pétersbourg à la mi-1793, et son arrivée suscite l’intérêt général. Le 19 juin 1793, Choiseul-Gouffier est reçu par l’Impératrice et admis à la Cour. L’accueil avait été cordial et la souveraine lui octroie une pension élevée. L’ancien ambassadeur est aussi reçu dans toutes les maisons aristocratiques, on lui offre des cadeaux divers et on lui manifeste de la sympathie, mais l’accueil le plus chaleureux est celui de la très importante et influente famille des princes Galitzin.

Lors de ces débuts à Pétersbourg, l’impression faite par Choiseul est extrêmement favorable : il est notamment apprécié du favori de l’Impératrice Platon Zouboff et retrouve dans la capitale impériale beaucoup d’anciennes connaissances. Cependant, il semble que le comte n’ait pas manifesté en Russie les qualités de diplomate expérimenté et la clairvoyance qui avaient été les siennes à Constantinople et qui lui auraient permis de conserver la faveur de la cour. Loin de France, il n’en recevait pas d’informations et était resté un homme d’Ancien Régime, ressassant des anecdotes curieuses mais bien connues de l’ancienne cour de Versailles, et s’adonnant surtout à sa passion pour les vestiges de l’Antiquité grecque – un sujet qui ne pouvait intéresser qu’une minorité de ses connaissances et qui le fit bientôt classer comme un ennuyeux. Qui plus est, Choiseul était tombé sous le charme de la princesse Prascovie Galitzin, fille du célèbre André Chouvalov, un libre-penseur excellent connaisseur de Voltaire :

Elle tenait dans ses chaînes le comte de Choiseul-Gouffier, connu dans le monde par son ambassade à Constantinople et la relation de son voyage en Grèce. Il avait transformé l’hôtel de la princesse Galitzin en véritable musée des arts, pour lesquels la propriétaire avait cependant peu de goût4.

Ayant constaté le goût de Choiseul pour la princesse Galitzin, l’impératrice perd tout intérêt pour lui et le monde pétersbourgeois imite la souveraine. Les nominations attendues ne se font pas (on parlait de Choiseul à la tête de l’Académie des sciences, poste occupé par la princesse Catherine Dachkoff), et finalement le comte n’est plus reçu à la cour qu’à l’occasion des plus grandes cérémonies. Mais, inversement, il est invité plus souvent à la cour du grand-duc de Russie Pavel Petrovitch (plus tard empereur Paul Ier), où ses récits sur la Grèce sont reçus avec plaisir. Après de la mort de Catherine, Paul Ier l’introduit dans son cercle intime et lui offre des terres en Lituanie « en possession éternelle et héréditaire », soit trois villages contenant 1966 serfs5. Puis, par décret du 23 janvier 1797, « le major-général du service royal français Choiseul-Gouffier » est reçu dans le service russe avec le grade de conseiller secret. Le même jour, il est nommé directeur de la bibliothèque déplacée de Varsovie6 et, en juin 1797, président de l’Académie des Beaux-Arts7.

En 1795 la célèbre bibliothèque des frères Zaluski, bien connue de toute l’Europe, avait en effet été transportée de Varsovie à Pétersbourg avec une partie des archives de la couronne à titre du trophée, et l’ensemble remis à la responsabilité du directeur du Cabinet Impérial Vasili (Basile) Popov, lequel en confie la direction à Kirschbaum. Le trajet de Varsovie à Pétersbourg se fait par Riga, d’où la bibliothèque est expédiée par mer, d’abord à la douane, puis dans le pavillon du Palais Anichkov prévu pour l’abriter. Le voyage entraîne des dégradations, et la première tâche des fonctionnaires consiste à repérer les volumes détériorés et à les faire sécher. Puis on classe les volumes par langues, on les compte et on les range dans des caisses, la répartition systématique ne devant venir que plus tard. En 1796, Kirschbaum fait passer une note à Popov sur son projet d’organiser la collection selon les formats et en neuf classes systématiques (théologie ; droit ; médecine ; philosophie ; mathématiques ; histoire ; géographie ; lettres et arts ; périodiques). Dès janvier 1797, lui-même s’attelle au classement des archives de Couronne, contenant surtout des documents généalogiques polonais et lithuaniens. Le fonctionnaire principal chargé de la bibliothèque est alors Mikhaïl Antonovski.

Mikhaïl Ivanovich Antonovski8 était une figure peu ordinaire et assez contradictoire : cultivé, très doué et extrêmement ambitieux (on parle de son amour-propre maladif), il était originaire d’une famille de petite noblesse. Après cinq années à l’Académie théologique de Kiev (Kievo-Mogilanskaia), il vient à l’Université de Moscou, où, selon certaines sources, il rencontre V. Popov. Proche du cercle de N. Novikov, célèbre franc-maçon, éditeur et homme de culture, il est lui-même maçon. Très attiré par les études littéraires, Antonovski est l’auteur de plusieurs œuvres historiques et philosophiques, mais aussi le rédacteur de la revue Le Citoyen causant et, plus tard, le traducteur de la correspondance entre Catherine II et Voltaire (1803). En avril 1796, Antonovski, qui n’avait ni charge, ni traitement fixe, est appelé par Popov pour s’occuper de la Bibliothèque, et il se consacrera de toute son âme à cette action – comprenant rapidement toute l’importance qu’il y avait à créer une bibliothèque publique en Russie. Antonovski établit son propre cadre de classement, proche de celui de Kirschbaum, présente des observations sur l’installation de la bibliothèque et la sélection des bibliothécaires, et propose l’intitulé de « Bibliothèque russe impériale publique ». Il pensait enfin qu’une des tâches les plus importantes du bibliothécaire en chef était d’ordre historiographique et consistait à rédiger une « histoire de la Russie détaillée, fidèle et la meilleure possible » – un projet qui convenait le mieux à ses propres goûts.

Antonovski reçoit le 19 janvier 1797 le grade du conseiller de Cour et le titre officiel de bibliothécaire. Dans ses Notes, il soulignera qu’en six mois il avait classé et fait cataloguer 150 000 livres sur les langues étrangères9 – une affirmation qui suscite pourtant quelques réserves en raison de l’impossibilité physique de réaliser un tel travail dans un temps aussi court, surtout si l’on considère qu’en juin 1796 les livres étaient toujours en caisses10. Dans le rapport sur la quantité de livres classés et inscrits au catalogue entre le mois de mai 1796 et le 24 janvier 1797, rapport remis plus tard par Antonovski à Choiseul, figuraient : 37 496 livres français, 4785 livres polonais et 365 manuscrits également polonais. Plus tard, on a rapporté dans une autre écriture la mention : « Cahiers dans d’autres langues – 60 000 » 11.

Choiseul conserve Antonovski comme fonctionnaire principal de la Bibliothèque, et lui confie la suite des travaux, mais un conflit surgit bientôt entre les deux hommes. Peut-être Antonovski, qui s’estimait le principal acteur de la Bibliothèque, avait-il vu avec désappointement la nomination de l’émigré français comme son directeur. Par ailleurs, la rédaction de l’inventaire était loin d’être achevée. Quoi qu’il en soit, dans la lettre qu’il adresse au conseiller d’État G. Borzov le 19 février 1797, Antonovski se plaint de ses collègues qui « comme par exprès et non pas à mon désavantage, mais à celui de l’Empereur », retardaient la fin des travaux. Il ajoutait que pour « préserver l’honneur et le calme de la Bibliothèque », il serait obligé de demander leur licenciement, puisque le directeur principal, le conseiller secret comte de Choiseul, lui en avait laissé tout le soin et que sa qualité d’étranger le rendait moins responsable de l’inachèvement de l’inventaire. Il terminait en soulignant qu’il était le seul à travailler dans la Bibliothèque, et qu’il n’en était pas moins rétribué de manière insatisfaisante12.

Dès le lendemain, Antonovski remet à Choiseul un rapport sur les vols de livres effectués par l’aristocrate polonais Thadeusz Czacki, en rapportant un certain nombre de détails donnés par un employé de la Bibliothèque et en désignant un responsable de cet état de choses. Faddey (Thadeusz) Czacki, personnalité bien connue dans la culture et la vie publique polonaises, avait travaillé à la bibliothèque Zaluski et aux archives de la Couronne à Varsovie, où il s’était formé à la jurisprudence et aux sciences politiques. Il en avait établi le catalogue, avant de venir à Pétersbourg pour le règlement de questions liées à la restitution de propriétés confisquées sous Catherine II. Paul Ier, qui avait rappelé d’exil le chef de l’insurrection polonaise Tadeusz Koscjuszko, compatissait à la situation des Polonais et tentait de gagner leur sympathie. À Pétersbourg, Czacki travaille probablement à la Bibliothèque, il a accès au local où se trouvent les livres et nous savons par les archives de la Bibliothèque nationale de Russie qu’il y a classé et catalogué en 1797 5517 manuscrits polonais et latins13.

Antonovski écrit à Czacki qu’il avait ordre de ne l’admettre à la Bibliothèque que le matin, mais sans surveillance, à condition qu’il y ait des fonctionnaires de service. Il regrette aussi que Czacki, en son absence pour cause de maladie, ait dérangé « quelques milliers de livres manuscrits et imprimés déjà classés », et ainsi détruit les résultats d’un grand labeur. Il lui déclare finalement :

Ensecret. On regrette beaucoup qu’en Russie on détourne secrètement les biens de l’administration. Les invalides gardiens assermentés de service hier dans la bibliothèque m’ont dénoncé le fait que vous êtes arrivé là-bas à trois heures passées après midi ; que, sous prétexte de la venue de l’Empereur à la bibliothèque, vous avez renvoyé chez lui le fonctionnaire de service pour qu’il revête son uniforme ; et que, sous leurs yeux, vous avez pris deux livres latins sous une couverture bleue en papier, que vous avez mis dans vos poches… Vous me sauverez du malheur, moi et le malheureux fonctionnaire de service, si vous restituez à la bibliothèque tous les livres pris par vous ou par vos gens…14

Après avoir reçu le rapport, Choiseul a probablement réprimandé Antonovski et n’a pas donné suite à l’affaire. Peut-être voulait-il en éclaircir discrètement les circonstances et étouffer le scandale, d’autant que Czacki était un personnage connu et partout reçu à Pétersbourg. Il n’est pas exclu qu’il y ait eu un accord au plus haut niveau, puisque lors du couronnement de Paul Ier, Czacki a présenté à l’Empereur une pétition sur la restitution des actes concernant les provinces de Podoliesk et de Volyniesk, et que sa demande a été partiellement satisfaite. Probablement Choiseul a-t-il indiqué à Antonovski que, comme fonctionnaire principal, il était responsable de ses subordonnés lorsque ceux-ci étaient coupables d’une faute dans leur travail. La lettre d’Antonovski montre aussi la nature des relations au sein de la Bibliothèque, ce qui explique comment le comte polonais réussit si facilement à tromper le fonctionnaire, d’autant que le prétexte, l’arrivée prétendue de l’Empereur, ne visait qu’à provoquer le tumulte. Au demeurant, si nous en sommes réduits aux suppositions, le fait est que l’hostilité apparaît entre le directeur et son adjoint. Antonovsky se répand dès lors en plaintes sur l’injustice qu’on lui fait et sur la persécution dont il est victime, et Choiseul est bientôt au courant. Il démet Antonovsky et le remplace par Karl Schoubert, nommé à la Bibliothèque par l’ordonnance de Paul Ier du 24 novembre 1796 avec le grade de conseiller de Cour et au traitement annuel de 750 roubles.

Partant en mars de 1797 à Moscou pour assister aux cérémonies du couronnement de Paul Ier, Choiseul laisse des instructions pour le travail en son absence : interrompre le classement et le catalogage des livres français, mais continuer le travail pour les livres latins et allemands sous la direction de Schoubert. Il était en outre spécialement indiqué que Schoubert restait responsable de la Bibliothèque, et qu’en cas de difficulté il devait écrire à Choiseul à Moscou, où celui-ci était reçu chez le procureur-général prince Alexandre Kourakine15. Parallèlement, Choiseul avait établi le projet d’un état « des personnes qui seront employées à la grande Bibliothèque impériale » : le directeur général, deux inspecteurs16, trois bibliothécaires supérieurs17, quatre bibliothécaires18, un secrétaire (400 roubles), un chancellier (300 roubles) et deux « registrateurs » (300 roubles), outre un maître relieur (600 roubles) et deux garçons relieurs (200 roubles). Choiseul proposait aussi que « les deux maisons situées près du bâtiment que l’on construit pour la Bibliothèque soient affectées au logement des employés » 19. Bien qu’il ait réussi à étouffer « l’incident Czacki », il avait parfaitement compris les dangers d’une absence de contrôle et ordonné à Schoubert d’élaborer de nouvelles mesures de protection de la Bibliothèque. En septembre 1797, le Règlement de la Bibliothèque est approuvé et signé par le directeur général20.

Cependant, Antonovski avait reçu l’ordre du Cabinet de quitter son service et son appartement de fonction. Le 21 octobre 1797, il écrit à Choiseul :

J’ai eu l’honneur de supplier Votre Excellence de vouloir bien m’accorder la faveur de me permettre de suivre mes fonctions à la Bibliothèque Impériale. Mais je viens de recevoir un ordre du Cabinet Impérial (qu’on dit dicté par Votre Excellence) de quitter mon emploi sans délai et de vider le logement que j’occupe dans la maison appartenant au Cabinet qui m’a été accordée par feu l’Impératrice.

Je serais bien indigne des grâces dont Votre Excellence a bien voulu me combler si je pouvois ajouter foi à cet avertissement, qui n’est fondé que sur une calomnie avec laquelle on ose me noircir aux yeux de Votre Excellence ; mais j’ai trop de preuves de Votre constante bonté pour moi pour m’en allarmer, d’autant plus que Mr le Vice Amiral de Plechtshejeff m’a fait l’honneur de m’assurer de la part de Votre Excellence que Votre bienfaisance à mon égard durera jusqu’à ce que je puisse trouver un autre employ.

Mes énnemis ont eu la hardiesse de prévenir Sa Majesté l’Empereur, mon très gracieux Maître, contre moi, Son plus fidèle sujet. Mais connoissant par expérience la bonté du cœur de Votre Excellence, je suis plus qu’assuré, qu’Elle saura détruire cette prévention et voudra me procurer un ordre de la Sa Majesté l’Empereur pour m’enregistrer à la Chambre héraldique du Sénat, à fin que je sois employé au service selon ma capacité, donnant pour raison que Votre Excellence à deja trouvé dans la personne de Mr le Chevalier d’Augard un hommme plus entendu que moi pour remplir la charge de Bibliothéquaire. Au surplus Votre Excellence voudra bien me recommander a la protection du Procureur-Général Prince de Kourakin et m’accorder une lettre pour lui…21

Le résultat de la lettre, suppliante, mais non exempte de sous-entendus, fut qu’Antonovski, sans avoir à travailler, continua à figurer dans l’état de la Bibliothèque et à recevoir un traitement. Mais le rangement et la classification des livres selon un nouveau dispositif plus précis se faisaient désormais sous l’autorité du chevalier d’Augard.

L’année 1797 et la première moitié de 1798 furent probablement les années les plus fructueuses de la période passée par Choiseul en Russie. Il était devenu un dignitaire russe, jouissait de la considération de la Cour et était même consulté par l’Empereur. Dans le même temps, il s’était rapproché de Joséphine-Amélie Potocka, née Mniszek. Celle-ci était mariée avec le magnat polonais comte Stanislas Chesny (Félix) Potocki, lequel était à la tête de terres immenses avec plus de 130 000 serfs en Pologne et en Ukraine. Potocki, ancien commandant des troupes polonaises en Ukraine, était devenu chef du parti pro-russe grâce à l’habileté de Catherine II, qui avait joué sur ses faiblesses et sa vanité en le persuadant qu’il deviendrait le sauveur de la Pologne. Avec le gendre de Potemkine, Ksawery Branicki, et avec Séverine Rzewuski, Potocki était devenu chef de la Confédération de Targovic à l’origine du Troisième partage de la Pologne. Une autre femme joua un rôle décisif dans le rapprochement de Potocki et des intérêts russes, en la personne de « la belle Fanariote » Sophie Witt, pour laquelle le comte ressentit bientôt une passion réelle. Potocki, après avoir obtenu le divorce entre Sophie Witt et son mari en versant à ce dernier une compensation financière considérable, cherchait dans le même temps à divorcer lui-même, mais se heurtait au refus de sa femme, Joséphine-Amélie. En 1793, les deux époux se séparent sans que le mariage soit annulé.

Choiseul avait fait connaissance de Sophie Witt et de la comtesse Potocka en 1788, à l’occasion de leur voyage à Constantinople. Lorsqu’il les retrouve à Saint-Pétersbourg, il prend le parti de Joséphine Potocka22. En janvier 1798, la cour fête solennellement le mariage d’Antoine Louis Octave, fils aîné de Choiseul avec Victoria, la fille de Joséphine23. Octave fonde, dans les terres lituaniennes venant de la dot de sa femme, une commanderie de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Parmi les enfants issus de ce mariage, on connaît tout particulièrement le célèbre philosophe Nicolas Berdiaev. Mais Joséphine Potocka décède subitement durant l’automne 1798, dans des circonstances obscures, et la position de Choiseul à la cour est dès lors moins assurée : après la disparition de Joséphine, son mari, devenu veuf, légalise au plus vite sa liaison avec Sophie Witt, tandis que l’impression produite par la situation de Choiseul dans le monde devient mauvaise. De plus, dans le même temps, les choses se sont compliquées aussi à la Bibliothèque impériale. Le nouveau bâtiment, élevé par l’architecte E. Sokolov, est terminé au début de 1798, à l’angle de Nevsky Prospect et de la rue Sadovaiya. Mais, lorsque Choiseul le visite, il le trouve peu adapté à la conservation des livres à cause de l’obscurité et de l’humidité : le fait est dû à l’absence de fenêtres au rez-de-chaussée, où on les avait remplacées par des ouvertures factices pour prévenir les pillages possibles. Choiseul propose alors de faire effectuer des modifications au bâtiment, ou de chercher au autre local, et l’architecte accepte de remplacer les niches du rez-de-chaussée par des fenêtres rectangulaires à l’aplomb des fenêtres en hémicycle de l’étage24. Ces améliorations seront réalisées plus tard, en 1808, sous la gestion du nouveau directeur général Olénine.

Les observations faites par Choiseul sur le bâtiment de la Bibliothèque, rapportées à Paul Ier, ont eu pour conséquence la suspension des travaux, d’autant que la construction du palais Mikhailowski nécessitait dans le même temps des ressources immenses. En juin 1798, Choiseul écrit donc au directeur de Cabinet Donaourov :

Il est vrai que l’année dernière Sa Majesté Impériale parut penser qu’on avait pu choisir un local plus avantageux, et sentit qu’il serait peu convenable de placer une partie des livres dans un rez-de-chaussée humide et très obscur ; mais, comme ce seroit une grande dépense que de construire tout autrement un édifice de cette importance, il me semble qu’il vaudrait (…) mieux se borner à corriger les inconveniens les plus sensibles de celui qui existe ; ce qui sera fait en ajoutant de chaque côté, comme le terrain le permet, une (…) gallerie. Alors la totalité des livres serait placée sur un seul étage, et formerait un très bel ensemble. Le rez-de-chaussée, qui est solidement établi, pourrait être employé, avec les précautions nécessaires, à loger les personnes employées à la bibliothèque…25

Mais l’Empereur propose que l’on transporte la bibliothèque prise à Varsovie à l’Académie des Sciences pour l’adjoindre à la Bibliothèque de cet établissement, et qu’on laisse le nouveau bâtiment à la disposition de son Cabinet. Après que le chef de Cabinet Donaourov se soit adressé à Choiseul pour ce faire, il en reçoit la réponse suivante :

Le bâtiment neuf construit pour la bibliothèque, pourrait être à très peu de frais, agrandi et rendu propre à la destination. Si Sa Majesté l’Empereur, ayant aujourd’hui en vue un emploi plus utile de ce bâtiment croit devoir placer ce grand établissement à Vasiliostroff, près de l’Académie des Sciences, qui a cependant déjà une grande bibliothèque, je ne peux pas m’opposer à l’exécution de la volonté Souveraine, puisqu’il s’agit de construire dans un terrain convenable, un bâtiment suffisant pour 200 000 volumes et environ 30 000 brochures…26

Quant au président de l’Académie des Sciences, le baron A. Nikolaï, il reconnaît bien entendu l’utilité pour l’Académie de la réunion des deux bibliothèques. Tandis que Choiseul tardait à faire exécuter le désir de l’Empereur, Nikolaï presse le directeur général et le Cabinet de lettres pour commencer le transfert des collections et il obtient pour ce faire un ordre de Paul Ier. On commence à préparer la Bibliothèque, mais les arguments de Choiseul sur l’impossibilité matérielle de stocker tous les volumes à la Bibliothèque de l’Académie, celle-ci n’ayant pas de local convenable pour ce faire, ont pour effet de provoquer un nouveau rescrit impérial sur la répartition des volumes entre les diverses institutions. Une partie des livres est remise à l’Académie de médecine, une autre est réclamée par l’Académie de théologie, tandis qu’à l’automne 1799, la direction des Théâtres impériaux manifeste son intérêt pour le bâtiment où l’on installait la bibliothèque Zaluski. Choiseul écrit alors directement à l’Empereur :

J’ai l’honneur de représenter très humblement à Sa Majesté Impériale qu’il m’a été donné communication de l’ordre suprême, par lequel la salle voisine du palais d’Aniscoff où se trouve déposée la bibliothèque de Varsovie, est mise à la disposition de la direction des Spectacles, qui en réclamait l’usage. Le transport de cette immense collection est impossible d’ici à plusieurs mois sans lui faire courir les plus grands risques, et il ne m’a été d’ailleurs donné aucune notion du nouvel emplacement où je dois la transférer. Les tentatives que j’ai faites pour m’en informer étant restées sans réponses, je crois de mon devoir de solliciter les ordres directs de Sa Majesté Impériale et de lui rappeller l’intention généreuse et si digne de Sa grandeur, où Elle était l’année dernière de réunir les diverses bibliothèques, pour en former un établissement qui manque à cette capitale.

Cette immense collection déjà acquise, presque entièrement débrouillée, n’a plus besoin que d’un local ; et l’Académie des Sciences ne pouvant, ainsi qu’on l’avoit d’abord pensé en offrir un suffisant à moins d’y bâtir, je n’en connois point de plus convenable, que le bâtiment construit dans cette intention sur la Perspective, s’il n’a point reçu d’autre destination. Il offre d’ailleurs par sa proximité les plus grandes facilités pour y transporter la bibliothèque de Varsovie, qui éprouvera de nouveau dommages s’il faut l’enlever avec précipitation, et surtout la porter à une grande distance. À mesure que nous avançons notre travail et que nous débrouillons le chaos dans laquel ce dépôt m’a été remis, nous en connaissons mieux la valeur ; et je ne crains point d’assurer que si Sa Majesté Impériale l’Empereur daigne persister dans ses premiers intentions et me prescrire de les exécuter, Elle possèdera l’année prochaine une des plus belles et des plus précieuses bibliothèques de l’Europe, tandis qu’au contraire cette importante propriété doit être regardée à peu près comme perdue si elle vient à être divisée, ou transportée brusquement dans un local trop éloigné. Déjà nous avons retrouvé, appareillé, et mis en ordre près de 50 mille volumes, la plupart très rares et qu’on ne pourrait se procurer qu’à grands frais. Cette opération, qui exigeait des connaissances particulières en ce genre, est due au zèle infatigable du Conseiller de collège Chevalier d’Augard, qui, depuis trois ans, lutte contre les obstacles de toute espèce, et qui, logé au milieu même des livres, consacre tous ses moments au travail…27

En février 1800, le comte de Choiseul comprend qu’il est désormais tombé en disgrâce. Le prétexte en est fourni par la visite du comte de Cobenzl, ambassadeur d’Autriche, alors que les relations de la Russie avec cette puissance se sont détériorées. Choiseul est alors renvoyé de sa charge de directeur général des Bibliothèques impériales en même temps que de ses autres charges, et exilé sur ses terres de Lituanie. Les véritables raisons de la disgrâce sont obscures, tout au plus peut-on remarquer que la présence des émigrés français sur le sol russe devient un élément plus difficile à gérer alors même que s’engage un certain rapprochement avec la France. Après la mort de Paul Ier, Choiseul ne reprend pas du service dans l’administration russe, il aspire de plus en plus à rentrer en France et l’aide du nouveau tsar, Alexandre Ier, lui permet de faire rayer son nom de la liste des émigrés. Au printemps de 1802, il est de retour à Paris, alors qu’il avait quitté la France depuis dix-huit ans. Restauré dans ses droits anciens, puis fait pair de France, il occupe les dernières années de sa vie au traitement de sa collection, à la rédaction du deuxième volume de son Voyage Pittoresque de la Grèce et à d’autres travaux scientifiques.

Marie Gabriel Florent Auguste de Choiseul-Gouffier a passé dix ans en Russie. Il a été le premier directeur de la Bibliothèque publique impériale, et son nom est lié pour toujours à l’histoire de cette institution. Il nous semble que l’image de l’étranger indifférent, ne se souciant pas des intérêts de la Bibliothèque et fermant les yeux sur les abus divers, image qui a été reprise constamment par l’historiographie russe, n’est pas réellement objective. Si Choiseul aspirait avant tout à accomplir les désirs de l’Empereur, il n’a certainement pas été le « mauvais génie » de la Bibliothèque, et la plupart des objections faites à sa gestion s’expliquent par l’état chaotique des collections qui lui avaient été confiées et par les problèmes posés par les rapports avec le pouvoir impérial lui-même.

____________

1 Voir : La Bibliothèque impériale publique pendant un siècle, 1814-1914, Saint-Pétersbourg, 1914, notamment pp. 18-19 (en russe : Imperatorskaja Publitchnaja biblioteka za sto let, 1814-1914). Histoire de la Bibliothèque publique d’État, Léningrad, 1963, p. 13 (en russe : Istorija Gosoudarstvennoj Publitchnoj ordena Troudovogo Krasnogo Znameni biblioteki imeni M. E. Saltykova-Schedrina). Pour l’opinion inverse, voir L. Wolfzun, « Marie Gabriel Florent Auguste de Choiseul-Gouffier », dans Histoire de la Bibliothèque par les biographies de sa directeurs, 1795-2005, Saint-Pétersbourg, 2006, pp. 10-29 (en russe : Istorija biblioteki v biografijakh eje direktorov, 1795-2005).

2 Léonce Pingaud, « Choiseul-Gouffier. La France en Orient sous Louis XVI », Paris, 1887. Ch. Grell, « Les ambiguïtés du phihellénisme. L’Ambassade du comte de Choiseul-Gouffier auprès de la Sublime Porte (1784-1792) », dans Dix-huitième siècle, 1995, 27, pp. 223-235.

3 Frédéric Barbier, « Le Voyage pittoresque de la Grèce par le comte de Choiseul-Gouffier », dans Hellénisme et hippocratisme dans l’Europe méditerranéenne : autour de D. Coray, dir. Roland Andréani, Henri Michel et Élie Pélaquier, Montpellier, Université Paul Valéry, [2001], p. 223-264.

4 A. Czartoryski, Mémoires du prince Adam Czartoryski et correspondance avec l’empereur Alexandre Ier, préf. Ch. de Mazade, t. 1, Paris, 1887, pp. 44-45.

5 Archives des actes anciens de Russie, fonds 1239, inventaire 3, partie 118, dossier 65080, f. 318 (Rossijskij gosoudarstvennyj archiv drevnih actov).

6 Ibidem, inventaire 30, dossier 25, f. 23-24.

7 Ibidem, inventaire 3, partie 118, dossier 65080, f. 237.

8 L. A. Chilov, « Antonovski M.I. », dans Les Collaborateures de Bibliothèque nationale de Russie, hommes de science et de culture : dictionnaire biographique, Saint-Petersbourg, 1995, vol. 1, pp. 54-58. (en russe : Sotroudniki Rossijskoj natsionalnoj biblioteki, dejateli nauki i kul’tury : biographictheski slovar).

9 Russkij Arkhiv (Archives russes), 1885, livre I, fasc. 2, p. 167

10 Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Russie, F. XVIII, dossier 32, f. 4.

11 Archives de la Bibliothèque nationale de Russie, fonds 1, inventaire 1, 1797, dossier 1a, f. 5.

12 Ibidem, dossier 1, f. 5.

13 Ibidem, dossier 1a, f. 9.

14 Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Russie, Fonds 603, dossier 107, f. 41-42 (traduit du russe).

15 Ibidem, Fonds 1000, inventaire 3, dossier 1434, f. 1.

16 Le chevalier d’Augard et d’Ansse de Villoison, avec le rang de conseillers d’État et le traitement 1200 roubles pour chacun.

17 Schoubert, avec le traitement de 750 roubles ; Antonovski, avec le traitement de 600 roubles, et tous deux avec le rang de conseillers de Cour ; Oseroff, avec le rang d’Assesseur de collège et le traitement de 600 roubles.

18 Avec rang de conseillers titulaires au traitement de 450 roubles.

19 Archives des actes anciens de Russie, Fonds 1239, inventaire 3, dossier 55000, f. 1.

20 Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Russie, Fonds 1000, inventaire 3, dossier 1435, f. 1.

21 Archives de la Bibliothèque nationale de Russie, Fonds 1, inventaire 1, 1797, dossier 2, f. 9.

22 J. ¸ojek, Dzieje pieknej Bitynki, Warszawa, 1972, pp. 403 et suiv. L. Pingaud, ouvr. cité, p. 146.

23 Russkaja starina (Anciens temps russes), 1886, vol. 17, n° 4, p. 347.

24 Archives de la Bibliothèque nationale de Russie, fonds 2, 1958, inventaire 42/1, dossier 24, f. 7

25 Ibidem, fonds 1, inventaire 1, 1795, dossier 1, f. 38.

26 Ibidem, f. 53.

27 Archives des actes anciens de Russie, fonds 1239, inventaire 3, dossier 57672, ff. 3-4.