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Images et portraits de bibliothécaires : littérature et cinéma

Marianne PERNOO

Les temps sont très mauvais pour nous : on ne vend rien. Quant à moi, je suis à sec, et si je ne veux pas être obligé de demander une place de bibliothécaire, il faut que je ne perde pas de temps, car je ne peux plus faire de journalisme (Guy de Maupassant, Correspondance, lettre à sa mère, 1887).

Il est étonnant de voir à quel point le personnage du bibliothécaire est à la fois abondamment traité dans la littérature et le cinéma, et globalement méconnu dans sa représentation. Il y a là un paradoxe : l’écrivain est passionné par le commerce des livres et beaucoup d’écrivains se sont frottés aux métiers du livre, comme imprimeur-libraire, journaliste (Gautier), fondeur de caractères (Balzac) et même bibliothécaire. Et cependant le métier de bibliothécaire semble toujours décrit de l’extérieur, et fait l’objet d’une méconnaissance qui peut aller jusqu’à la caricature. Le littérateur Charles Monselet n’a-t-il pas proposé, dans La Bibliothèque (1859), l’axiome suivant : « tout bibliothécaire est ennemi du lecteur ». Comment souscrire par exemple à cette charge, une parmi de nombreuses autres mais qui a la triple force de se présenter comme un témoignage, d’être récente et d’émaner d’un grand écrivain :

Le bibliothécaire était un rustre incompétent, insolent et d’une laideur éhontée, placé sur le seuil pour effrayer par son aspect et son aboiement les candidats à l’entrée.

C’est Primo Levi qui parle, un lettré et un ami des bibliothèques s’il en est, et ce sont des souvenirs autobiographiques1. Voilà pour l’homme. Et pour la femme bibliothécaire, autre aimable description du même auteur :

Mademoiselle Paglietta, la malheureuse, n’était guère moins qu’un lusus naturae : elle était petite, sans poitrine et sans hanches, cireuse, rabougrie et monstrueusement myope (…). Paglietta me demanda pourquoi je voulais précisément le Kerrn, elle voulut voir ma carte d’identité, l’examina d’un air malveillant, me fit signer sur un registre et ne m’abandonna le volume qu’à regret…

Et comble, même ceux qui aident vraiment le lecteur, bien forcé de reconnaître que l’espèce existe, sont mal vus : ce sont des fous, des monomaniaques du rangement. Christian Poslaniec nous l’explique, dans les Fous de Scarron :

Je me trouve face à face avec le responsable de la bibliothèque en personne. Il a l’air affable et calme mais, après lui avoir dit ce que je cherche, je découvre que j’ai affaire à un passionné masqué. Le Zorro des parchemins et des incunables (…). Il doit connaître par cœur l’emplacement de tous les livres – c’est effarant à penser – car il s’arrête sans la moindre hésitation au milieu d’un rayonnage de vingt mètres, tend la main avec précision, et en sort un grand livre plat, relié pleine peau, qu’il me tend. Je le prends avec délicatesse (…). Je feuillette le volume qui ne comporte que quelques pages. (…) Je lève les yeux sur le bibliothécaire en chef. Il regarde les tranches des livres proches et a l’air en extase. Un passionné, indubitablement…2

Nous, bibliothécaires, sommes des personnages de comédie, des cibles de caricature, les mal-aimés des lecteurs à qui nous fournissons leurs livres, et des spectateurs à qui nous offrons leurs films du vendredi soir. Tout le propos sera ici de démêler à qui la faute, et de voir comment inverser la tendance. Il semble que tout ait été dit sur le sujet. Les bibliothécaires s’intéressent à leur image en littérature et au cinéma, et de nombreux bilans ont été faits, avec annexes, index, bibliographies et catalogues, de sorte que le présent travail est déjà en soi une compilation de bibliothécaire. Ces bilans dressés par la profession se rapportent aux images des bibliothèques dans toutes leurs dimensions, donc aux bibliothécaires, hommes et femmes, jeunes tendrons et vieilles barbes.

Citons quelques-uns parmi les principaux : 1) Anne-Marie Chaintreau, Renée Lemaître, Drôles de bibliothèques (…) : le thème de la bibliothèque dans la littérature et le cinéma, 2e éd. revue et augmentée, Paris, Éd. du Cercle de la Librarie, 1993. 2) The Image of the Library. Studies and Views from Several Countries, Collectional Papers, éd. Valeria D. Stelmakh, Haïfa, University of Haïfa Library, 1994. Cet ouvrage est un recueil de neuf articles en anglais, présentés par la table ronde « Recherches sur la lecture » au cours de plusieurs congrès de l’IFLA. Ils donnent un aperçu de la recherche dans le domaine de l’image de marque des bibliothèques, en particulier en Europe de l’Est 3. 3) Monika Bargmann, Nadine Friedrichs, Julia Hellmich, Meike Schröder, « Bibliothekarinnen und Bibliothekare in Belletristik und Film ». Ce travail, issu du séminaire « Die Rolle der Frau in Bibliotheken und Informationseinrichtungen » 4, donne une vaste bibliographie et de nombreuses références en ligne sur Internet. 4) Une dernière bibliographie est celle proposée par le Département de Formation aux métiers du livre et de la documentation de l’Université de Lille III5. L’image qui ressort de ces différentes sources est en définitive très peu flatteuse (Marielle de Miribel) :

Anne-Marie Chaintreau et Renée Lemaître ont brossé, à travers l’analyse de mots-clés, un tableau des bibliothèques et des bibliothécaires tels que cinéastes et écrivains les ont décrits : rats, poussière, échelles, silence, cimetières, labyrinthe, puis, bibliothécaires sexy, executive women, détectives, célibataires (…).

John Frylinck donne à voir l’image flatteuse des bibliothécaires à travers les yeux des auteurs en veine d’inspiration. Avec leurs lunettes sur le nez, ils sont par leurs défauts physiques des caricatures de choix, affublés de déficience sexuelle et de fragilité mentale. Leur avidité de lecture est égale à leur haine du prochain, et dans leur zèle, certains vont, le week-end, jusqu’à inventorier leur réfrigérateur. « Silence ! » est leur devise…

JUSQU’AU XVIIIe SIÈCLE : LES GARANTS DE L’ORDRE ET DE LA TRADITION

Jusqu’à l’époque des Lumières, le métier de bibliothécaire ne semble pas exister en tant que tel dans la littérature : les fonctions liées à la tenue d’une bibliothèque apparaissent comme les prolongements de sa constitution et de sa fréquentation par l’université ou par l’institution religieuse qui la détient. Une grande complicité naturelle unit ceux qui écrivent les ouvrages à ceux qui les rangent en bibliothèque ; en fait ce sont les mêmes, et ils s’entendent pour perpétuer l’identique en le faisant croître et multiplier. Ils sont souvent décrits sans tendresse par les tenants de l’ordre nouveau : le même clerc prisonnier d’Aristote, le même érudit prisonnier de son érudition écrit les ouvrages, les renseigne et les met en rayon. Anonyme chez Rabelais, le bibliothécaire tonsuré de la librairie de Saint-Victor (alias Sainte-Geneviève) transmettra sa manière d’accumuler les références à un Thomas Diafoirus, puis à un Pangloss, étudiants sans génie qui ont intériorisé leurs catalogues et l’enseignement de leurs aînés jusqu’à pouvoir les réciter par cœur. Sans être bibliothécaires (l’un est médecin, l’autre précepteur), ces deux derniers sont tout naturellement désignés pour en assumer les fonctions, puisqu’en les choisissant l’institution est assurée de perdurer à travers eux dans un confortable immobilisme intellectuel. Ces trois personnages ont en effet un trait de caractère commun : ils sont imperméables au changement, et c’est cette image du bibliothécaire qui nous a été transmise. Il n’est pas indifférent sans doute que le bibliothécaire soit justement la cible de ces écrivains qui ont passé leur vie à se battre contre la censure. D’un côté ceux qui prennent les risques d’une pensée autonome, de l’autre les gardiens obtus de l’ordre établi, bien à l’abri au milieu d’une montagne toujours grandissante de références autorisées.

Le 3 Novembre 1532 paraissent à la Foire de Lyon, sortant des presses de Claude Nourry, dit Le Prince, Les Horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel, Roi des Dispsodes, fils du grand géant Gargantua, par un certain Alcofribas Nasier. Pantagruel est condamné par Béda et les théologiens de la Sorbonne le 23 octobre 1533. On connaît la célèbre tirade sur la bibliothèque de Saint-Victor6 :

Et trouva la librairie de sainct Victor fort magnifique, mesmement d’aulcuns livres qu’il y trouva, comme Bigua salutis, Bragueta iuris, Pantoufla decretorum, Malogranatum viciorum, Le Peloton de theologie, Le Vistempenard des prescheurs, composé par Pepin, La Couillebarine des preux, Les Hanebanes des evesques, Marmoretus de babouynis & cingis cum commento Dorbellis, Decretum universitatis Parisientis super gorgiasitate muliercularum ad placitum, L’Apparition de saincte Gertrude à une nonain de Poissy estant en mal d’enfant, Ars honeste petandi in societate per M. Ortuinum, Le Moustardier de penitence, Les Houseaulx, alias les bottes de patience, Formicarium artium, De brodiorum usu et honestate chopinandi, per Silvestrem prieratem Iacopinum, Le Beline en court, Le Cabatz des notaires, Le Pacquet de mariage, Le Creziou de contemplation, Les Faribolles de droict, L’Aguillon de vin, L’Esperon de fromaige, Decrotatorium scholarium, Tartarerus de modo cacandi…

L’image de l’érudit imbécile est reprise par Voltaire à travers le personnage de Pangloss (Candide, ch. 30) :

Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin :

– Ce bon vieillard me paraît s’être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l’honneur de souper.

– Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes : car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ; le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d’Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l’empereur Henri IV ? Vous savez…

– Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin.

– Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l’homme fut mis dans le jardin d’Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu’il travaillât, ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos.

– Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable…

La référence au docteur Pangloss est explicite dans une description tirée d’un roman pour enfants, mais d’où la notion de conformisme intellectuel a disparu :

Il y avait toujours celles (les bibliothécaires) qui savaient vraiment, mais vraiment, où tout se trouvait, qui donnaient la réponse à toutes les questions possibles et imaginables, et possédaient une science à faire rougir et étonner Socrate, Platon, Salomon et le Dr Pangloss7.

AU XIXe SIÈCLE, LE BIBLIOTHÉCAIRE EN LIVRES, OU UN MÉTIER PROTÉGÉ PLUTÔT QUE VÉRITABLEMENT LUCRATIF

Le XIXe siècle voit une mutation très sensible de l’image du bibliothécaire, dont la charge est assimilée à une manière de prébende. L’institution ou la mairie distribuent les postes et, au détour de courriers et de récits divers, on mesure les sourdes luttes d’influence pour obtenir ces fonctions mal rémunérées mais tranquilles, qui peuvent servir d’appoint à d’autres métiers comme celui de répétiteur de collège. Les témoignages d’écrivains concordent, que ce soit Balzac ou encore Flaubert dans sa correspondance (son ami Louis Bouilhet a été nommé directeur de la bibliothèque de Rouen). C’est, en tous les cas, un métier réservé à des hommes de petite condition. Voici le personnage de Louis Lambert, campé par Balzac :

Mon répétiteur, bibliothécaire du collège, me laissait prendre des livres sans trop regarder ceux que j’emportais de la bibliothèque, lieu tranquille où, pendant les récréations, il me faisait venir pour me donner ses leçons. Je crois qu’il était ou peu habile ou fort occupé de quelque grave entreprise, car il me permettait très-volontiers de lire pendant le temps des répétitions, et travaillait je ne sais à quoi…

Allier les fonctions de répétiteur et de bibliothécaire est une tradition ancienne, comme le souligne Clemens Brentano dans Les Trois Noix (1817) :

En l’an 1665, un certain Daniel Wilhelm Möller, professeur et bibliothécaire à Altorf, se trouvait à Colmar où il était précepteur du fils du bourgmestre Maggi.

Au mieux, on constate une certaine transparence de la fonction, dans la mesure où la bibliothèque existe, mais pas le bibliothécaire (dans l’ensemble de l’œuvre de Balzac, on trouvera treize références, toujours très courtes, au bibliothécaire, alors que le terme de bibliothèque fait l’objet de cent trente références8). Le bibliothécaire n’est pas intéressant à décrire, et, à la limite, Balzac le campe par la seule image de son chapeau (Les comédiens sans le savoir), comme Flaubert décrira l’élève Charles Bovary par sa seule casquette. Le chapeau renvoie d’ailleurs moins au bibliothécaire qu’à l’opportuniste, comblé par un Gouvernement reconnaissant :

Il prit un chapeau, bas de forme et à bords larges.

– Voici l’ancien chapeau de Claude Vignon, grand critique, homme libre et viveur… Il se rallie au Ministère, on le nomme professeur, bibliothécaire, il ne travaille plus qu’aux Débats, il est fait maître des requêtes, il a seize mille francs d’appointements, il gagne quatre mille francs à son journal, il est décoré… Eh ! bien, voilà son nouveau chapeau.

Et Vital montrait un chapeau d’une coupe et d’un dessin véritablement juste milieu.

– Vous auriez dû lui faire un chapeau de polichinelle ! s’écria Gazonal.

Le poste de bibliothécaire n’est qu’un pis-aller, une première marche pour le petit prêtre sans vocation dont Stendhal fait le héros de Le Rouge et le Noir. Julien Sorel commence en obtenant par protection une place de bibliothécaire chez le marquis de la Môle. Le rôle des femmes n’est pas innocent, surtout quand on est jeune et joli garçon, nous explique à nouveau Balzac dans La Muse du département :

Madame Schontz (…) s’intéressait beaucoup à Lousteau :

– Tu te feras nommer, par le crédit de Camusot, bibliothécaire à un Ministère où il n’y aura pas de livres. Eh ! bien, si tu places ton argent en cautionnement de journal, tu auras dix mille francs de rente, tu en gagnes six, ta bibliothèque t’en donnera quatre… Trouve mieux ?

Thème repris par le même dans Illusions perdues :

Il est beau, il est jeune, il aurait noyé cette haine dans des torrents d’amour, il devenait alors comte de Rubempré, la seiche lui aurait obtenu quelque place dans la maison du roi, des sinécures ! Lucien était un très-joli lecteur pour Louis XVIII, il eût été bibliothécaire je ne sais où, maître des requêtes pour rire, directeur de quelque chose aux Menus-Plaisirs. Ce petit sot a manqué son coup.

Les témoignages de recommandations diverses sont légions, par exemple dans la Correspondance de Flaubert – à propos du poste de bibliothécaire de Rouen :

Mon bon vieux Max, j’éprouve le besoin de t’écrire une longue lettre ; je ne sais pas si j’en aurai la force, je vais essayer. Depuis qu’il était revenu à Rouen après sa nomination de bibliothécaire, août 1867, notre pauvre Bouilhet était convaincu qu’il y laisserait ses os. Tout le monde, et moi comme les autres, le plaisantait sur sa tristesse. Ce n’était plus l’homme d’autrefois ; il était complètement changé, sauf l’intelligence littéraire qui était restée la même. Bref, quand je suis revenu de Paris au commencement de juin, je lui ai trouvé une figure lamentable (à Maxime du Camp, Croisset, 23 juillet 1869).

Quant à moi, qui conduisais le deuil, j’ai fait bonne figure jusqu’aux discours, exclusivement. J’aime la littérature plus que personne ; mais je veux qu’on me la serve à part. J’ai passé par de jolis moments depuis lundi matin ! N’en parlons plus. Quant à ce brave Monselet, que mon pauvre Bouilhet aimait beaucoup, je ne demanderais pas mieux que de lui être utile. Mais on nommera à cette place de bibliothécaire ou une « brute de la localité », ou un jeune paléographe de Paris. Mon frère était le camarade de collège de Verdrel, le maire qui a nommé Bouilhet. Ledit Verdrel est mort et non remplacé. La nomination en question va donc dépendre du corps municipal. Je crois que l’archevêché s’agite. Bouilhet avait eu du mal à être nommé. On lui avait fait promettre qu’il habiterait Rouen toute l’année. C’était une condition. J’aimerais mieux voir à la Bibliothèque notre ami Monselet que tout autre. Mais je crois qu’il n’a aucune chance. Voilà. Je ne sais pas, entre nous, si Frédéric Baudry n’a pas envie de cette place. (Dans ce cas-là, vous comprenez, je ne puis rien faire pour Monselet. Sinon, tout ce qu’il voudra). Baudry s’était mis sur les rangs, puis s’était retiré, Monselet se présentant. Je n’en puis plus de mal de tête, car je suis surchargé d’affaires. Je vous embrasse (à Sainte-Beuve, vendredi matin, 23 juillet 1869).

Un réel prestige est cependant attaché à la fonction de bibliothécaire dans les grands établissements parisiens, comme la Mazarine ou l’Arsenal, au point que certains postes existent dans ces bibliothèques avec la définition de poste non rémunérés. C’est ainsi que Marcel Proust a été bibliothécaire à la Mazarine pendant cinq ans, de 1895 à 1900, sur un poste non rémunéré, pour faire plaisir à son père ou plus exactement pour lui faire croire qu’il avait un métier. En fait il y passait une fois par an pour renouveler sa prise de poste, avant d’accepter la démission que le ministère de l’instruction publique lui a signifiée au bout de cinq ans après enquête sur ses absences et congés9 :

29 mai 1895 : il se présente au concours d’attaché non rétribué à la Bibliothèque Mazarine. Reçu 3e sur 3, il commence à travailler en juin. En juillet, détaché au service du dépôt légal, au ministère de l’Instruction publique, il obtient un premier congé de deux mois. (…) 1899 : 9 février : il obtient un 4e congé d’un an pour son poste de bibliothécaire. 1900 : il est mis en demeure de revenir à son poste du dépôt légal. 1er mars : il est considéré comme démissionnaire. Ses collègues apprécient sa gentillesse mais peu son efficacité. Quand il n’est pas malade ni en vacances, il fait de courtes apparitions pour consulter quelques précieuses reliures. La poussière l’indisposant, il se munit d’un pulvérisateur à l’eucalyptus.

Proust a de prestigieux prédécesseurs, que nous retrouverons : Sainte-Beuve est en poste cinquante ans avant lui dans la même bibliothèque, Leconte de Lisle et Anatole France à la Bibliothèque du Sénat quelques années auparavant. Même mal payé, le poste attire, comme le prouve la liste des écrivains bibliothécaires dressée par Michel Bernard10 :

NomPrénomMortFonction
BatailleGeorges18971962Bibliothécaire
BenoîtPierre18861962Bibliothécaire
BouilhetLouis-Hyacinte18211869Directeur de la bibliothèque de Rouen
BretonAndré18961966Bibliothécaire
BudéGuillaume14671540
CayrolJean1911
CoppéeFrançois18421908
de BornierHenri vicomte18251901Conservateur puis administrateur de l’Arsenal
de BornierHenri vicomte18251901Sous-bibliothécaire à Sainte-Geneviève
DiderotDenis17131784Bibliothécaire
FeuilletOctave18211890
GallandAntoine16461715Bibliothécaire
GourmontRémy de18581915Bibliothécaire
GrandboisAlain19001975Bibliothécaire
HellensFranz18811972Bibliothécaire au Parlement
HérédiaJosé Maria de18421905
MareschalAntoine-André?1648Bibliothécaire
MicheletJules17981874Chef de la section historique des Archives royales
MussetAlfred de18101857Bibliothécaire du Ministère de l’Intérieur
MussetAlfred de18101857Bibliothécaire du Ministère de l’Instr. publique
NaudéGabriel16001653Bibliothécaire
NodierCharles17801844Bibliothécaire de l’Arsenal
Palissot de Montenoy Charles17301814Conservateur de la Bibliothèque Mazarine
PerecGeorges19361982
Porto-RicheGeorges de18491930
Sainte-BeuveCharles18041869Conservateur à la Bibliothèque Mazarine
SandeauJules18111883Bibliothécaire
SorelCharles15991674Bibliothécaire

Il conviendrait d’ajouter à ce tableau les noms de Berlioz (employé à la Bibliothèque du Conservatoire) et de Théophile Gautier, bibliothécaire de la princesse Mathilde. Une figure particulièrement prestigieuse est celle de Charles Nodier, explicitement admiré par Balzac, lequel lui dédie La Rabouilleuse : « À Monsieur Charles Nodier, Membre de l’Académie française, bibliothécaire à l’Arsenal ». Le groupe des fondateurs de la revue La Muse française, qui fut, de 1823 à 1824, le principal organe du romantisme naissant, est souvent considéré comme le premier cénacle romantique. Mais l’histoire littéraire retiendra principalement le salon de l’Arsenal (1824-1827), tenu par Charles Nodier, et surtout celui de Victor Hugo (1827-1830), encore appelé « le Cénacle » et immortalisé par Sainte-Beuve dans Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme. En 1824, lorsque La Muse française cessa d’être publiée, ses membres fondateurs (Alexandre Soumet, Alexandre Guiraud, Émile Deschamps, Victor Hugo et Alfred de Vigny) commencèrent à se rassembler régulièrement chez Charles Nodier, qui venait d’être nommé à l’Arsenal. Les « soirées de l’Arsenal », le dimanche, devinrent alors une institution. Elles accueillirent, outre les fidèles de La Muse française, de nombreux écrivains romantiques (Alphonse de Lamartine, Alexandre Dumas, Honoré de Balzac, Alfred de Musset, Prosper Mérimée, Charles Augustin Sainte-Beuve, Marceline Desbordes-Valmore…) ainsi que des artistes (David d’Angers, Eugène Delacroix, Louis Boulanger…). À partir de 1827, ces réunions se poursuivirent chez Victor Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs.

PROGRESSIVEMENT, UNE APPROCHE PLUS FONCTIONNELLE, MAIS UNE IMAGE TOUJOURS NÉGATIVE

Petit à petit pourtant, une prise de conscience se dessine : le métier de bibliothécaire existe, il a des contours et ne se confond plus avec la simple connaissance (ou la méconnaissance) des contenus. Cependant l’image reste négative, au point de constituer une contre-image qui offense la profession : le savoir est une forme de pouvoir, que son gardien veut conserver pour lui, soit par paresse, soit par jalousie. Ce personnage falot peut devenir contrariant, voire occulte et malfaisant. En 1858-1859, les employés de la salle de lecture sont croqués par Charles Monselet :

M. Paul Chéron, l’employé du milieu de la salle, n’est occupé qu’à se dissimuler le plus possible aux yeux du public. Pour cela, il s’entoure d’une citadelle de livres, qui ne laissent voir qu’une tête jaune. (…) Son vœu serait de passer pour un lecteur ordinaire, pour le premier venu. Lorsqu’on l’interroge, il ne répond pas. Insiste-t-on, il gémit, il lève les yeux au ciel, il frappe du pied. Gardez-vous de lui demander aucun renseignement ! (…) M. Vintre n’a que deux manies : la première, c’est de vous dissuader de prendre l’ouvrage que vous lui demandez ; la seconde, c’est, lorsque la première n’a pas réussi, de vous envoyer vous-même chercher votre livre, sous l’escorte d’un frotteur11

On sait comment le thème sera repris par Umberto Eco dans Le Nom de la Rose12 : à la suite d’un meurtre dans une abbaye du nord de l’Italie, une enquête policière est menée par un moine franciscain, lequel découvre peu à peu que le bibliothécaire est le coupable. Celui-ci interdit l’accès au savoir et finira par manger le livre qu’il veut interdire, avant de mettre le feu à la bibliothèque et à l’abbaye. Le cliché se retrouvait déjà chez Italo Calvino :

Tu remplis une première fiche et la remets ; on te signale qu’il doit y avoir une erreur de numérotation dans le catalogue, car on ne trouve pas le livre ; au reste, on fera des recherches. Tu en demandes aussitôt un autre : on te répond qu’il est en lecture, mais on ne peut retrouver qui l’a demandé ni quand. Le troisième que tu demandes est à la reliure. Il en reviendra dans un mois. Le quatrième est conservé dans une aile de la bibliothèque présentement fermée pour travaux13.

Une fois de plus, on retrouve l’idée d’un métier transparent : il n’y a pas de bibliothécaire dans Les Ailes du Désir de Wim Wanders, 1987, tout à la gloire de la bibliothèque (à moins d’interpréter l’ange lui-même, figure qui consigne l’histoire humaine, comme étant la figure emblématique du bibliothécaire). De la même façon mais dans une intention qui n’est pas celle de la louange, c’est le « on » impersonnel d’Italo Calvino. Pas de bibliothécaire non plus dans le combat impitoyable et sans répit que mène la Bibliothèque contre le lecteur dans La Belle Hortense de Jacques Roubaud. Là où Calvino ne dépassait pas le registre réaliste, Roubaud atteint le fantastique dans les stratégies de la Bibliothèque, entité globale douée de vie et de volonté, pour ne pas communiquer le livre demandé par le lecteur :

La première stratégie donc était la stratégie de l’erreur, dont une variante était l’envoi du bon ouvrage à un autre lecteur. On voyait ainsi dans l’allée centrale de la salle de lecture des chercheurs fébriles essayant d’échanger, en des échanges souvent triangulaires, un ouvrage sur la cuisine pygmée contre l’édition originale des Prolegomena rythmorum du père Risolnus. Mais il y avait un échelon supérieur dans la dissuasion : c’était l’emploi d’une arme particulièrement redoutable, la panoplie des réponses dilatoires que les magasins envoyaient au lecteur par l’intermédiaire de son propre bulletin de demande ; ces réponses pouvaient prolonger la lutte pendant plusieurs journées (…) : il n’y avait rien pour vous ; une demi-heure supplémentaire passait. Vous receviez alors votre bulletin de commande généralement chiffonné, portant l’indication « manque en place ». Le lendemain, vous redemandiez l’ouvrage ; la réponse était cette fois : « cote à revoir ». Le troisième jour c’était, « à la reliure » et enfin le quatrième, par un raffinement de cruauté dont on appréciera toute la saveur : « communiqué à vous-même le… » et suivait alors la date de votre première demande. (…) Les bibliothécaires essayaient de vous consoler et vous lisiez dans leur regard apitoyé le jugement sans appel : le malheureux, elle a encore frappé ! 14

Enfin, les bibliographies sur le sujet sont pleines de références aux errements fantasmatiques d’une vision sans avenir, qu’il s’agisse du bibliothécaire détective ou espion, ou de la jeune et jolie bibliothécaire qui s’ennuie dans son métier, ou inversement qui se met à ressembler à ses livres poussiéreux. On est en face d’une accumulation de poncifs qui se veulent comiques ou attractifs mais qui sont finalement désolants pour l’image de la profession.

L’INCOMPATIBILITÉ APPARENTE DE DEUX MÉTIERS, ÉCRIVAIN ET BIBLIOTHÉCAIRE

Contrairement aux apparences et à ce que l’on pourrait parfois espérer, il semble impossible dans les temples des livres de mener de front deux carrières, celle de bibliothécaire et celle d’écrivain. On peut le conclure, du moins, à travers le combat de deux écrivains bibliothécaires : Leconte de Lisle et Anatole France15. Le chef de file de l’École parnassienne est nommé en 1871 bibliothécaire du Palais du Luxembourg, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1894, avec un traitement à hauteur de 2700 f. en 1876, puis de 4200 f. de 1882 à sa mort. Un huissier rapporte :

Leconte de Lisle fut un fonctionnaire et, comme on dit aujourd’hui, un budgétivore. Certes, ses appointements ne compromirent jamais l’équilibre de nos finances : il n’émargeait pas grassement, mais tout de même il émargeait. L’État lui servit longtemps quelques milliers de francs, en échange de services déterminés par la Questure du Sénat. Il était chargé de veiller à la bibliothèque sénatoriale et de faciliter les lectures de nos pères conscrits. Or, Leconte de Lisle comprenait à sa façon ses devoirs officiels. Les rayons de sa gloire ne s’accordèrent jamais avec les rayons de sa bibliothèque.

Et Le Figaro de renchérir, dans un article du 10 juillet 1898 :

On ne se souvient pas d’avoir vu au Luxembourg M. Leconte de Lisle consulter le catalogue ou toucher à un bouquin. Il était tout le temps dans les étoiles et malheur à qui s’avisait de le faire descendre de si haut. Son monocle foudroyait l’importun et, comme le sourcil de Jupiter, ses cheveux secoués faisaient trembler à la ronde. L’homme qui passa sa vie à tutoyer Zeus et ses collègues de l’Olympe ne permit jamais qu’on l’abordât pour lui demander un renseignement.

On raconte qu’un sénateur nouvellement débarqué de sa lointaine province paya d’un affront une maladroite indiscrétion. Il avait osé demander au bibliothécaire du Sénat une indication sur quelque livre. Oh ! le geste qui l’accueillit fut souverainement beau. Leconte de Lisle se colla dans l’orbite son œil de verre, lentement toisa des pieds à la tête et de la tête aux pieds l’audacieux intrus, fixa un moment sur lui sa prunelle indignée ; puis, levant le bras, sans mot dire mais avec une allure d’empereur, il montra du doigt au fond de la salle un employé galonné, qui accourut. Et le poète, peu à peu reprit sa sérénité un instant troublée…

Sans oublier Henri Welschinger, dans le Journal des Débats du 16 août 1910 :

Leconte de Lisle s’était installé dans la grande bibliothèque où se trouve la coupole peinte par Delacroix. Dans l’encoignure formée à gauche par la première grande fenêtre qui donne sur le jardin du Luxembourg. Là, assis à un petit bureau de bois noirci, il n’avait, sur le rayon qui le surmontait, que les études bibliques de Ledrain, le Bhâgavata, le Râmâyana et quelques livres de Louis Ménard. Il arrivait, tous les jours vers une heure, fumait une ou deux cigarettes, rédigeait quelques lettres ou transcrivait des vers, d’une écriture lente et superbe. Il aimait surtout à causer, mais ne souffrait pas qu’un importun le troublât dans ses causeries ou dans sa quiétude.

La scène tourne au comique avec Claude-Louis, dans Les Poètes assis :

De 1870 à 1876 la Bibliothèque du Luxembourg fut publique. Pour y accéder on doit passer par une porte ouvrant sur un couloir circulaire où donnent cinq ou six autres portes. Leconte de Lisle fit coller des flèches en papier avec l’indication « Bibliothèque », tout autour de ce couloir. En sorte que les malheureux lecteurs qui se guidaient sur ces flèches fallacieuses, tournaient perpétuellement dans la demiobscurité du couloir sans jamais rencontrer l’entrée cherchée que rien ne distinguait des autres. Et ils partaient découragés, sans nul désir de renouveler l’expérience.

Le malheureux Anatole France pâtira de sa proximité avec le Jupiter dédaigneux des tâches subalternes. Lui qui, petit-fils de libraire, savait rédiger un catalogue et exerçait vraiment son métier, découvrira bientôt qu’il est quelque peu exploité. France est nommé le 1er juillet 1876 « commis-surveillant » à la Bibliothèque du Sénat, où il prépare le catalogue méthodique, lequel sera publié en 1882. Huit années plus tard, il démissionnera portant pour trouver le temps d’écrire – et de faire carrière. Claude-Louis, toujours dans Les Poètes assis, trace son portrait en bibliothécaire exploité par ses collègues, y compris ses collègues littérateurs, sous le regard indifférent de l’administration :

L’immense érudition de France, son amour des livres, la douceur de son commerce en eussent fait un bibliothécaire idéal, si le milieu s’y fût prêté. Mais il s’aperçut immédiatement que ses collègues entendaient rejeter sur lui toute la besogne effective et le traiter avec condescendance car sa naissante réputation ne leur semblait pas balancer leur renommée. France, conscient de son mérite, voulait bien travailler s’ils travaillaient ; mais il voulait, avec plus d’énergie encore, ne pas travailler s’ils se reposaient sur leurs lauriers. Cette prétention à une sinécure parut exorbitante aux sinécuristes ; ils l’admirent d’abord plutôt que de renoncer à leurs propres loisirs (…).

Anatole France aurait pu jouir des avantages qu’il s’était assurés d’emblée si la littérature n’était encore venue tout gâter. Rédigeant au Temps une série de chroniques sur les poètes contemporains, il eut l’inconvenance de n’y point admirer, sans réserve, les œuvres de Lacaussade et l’audace de n’y insérer qu’une poésie alors que Lacaussade exigeait qu’il en insérât au moins trois. Il n’en fallut pas davantage pour brouiller les deux amis. Puis vint le tour de Charles-Edmond qui se fâcha pour des motifs à peu près analogues (…).

Anatole France reçut l’ordre formel de griffonner cinq cents fiches par mois (dix-sept par jour !). Il préféra démissionner et il n’eut pas lieu de s’en repentir. Cependant il ne put jamais oublier l’indifférence sereine que Leconte de Lisle lui avait témoignée au cours de cette crise. Il s’en vengea en égratignant quelque peu le poète « pasteur d’éléphants ». Celui-ci était chatouilleux ; il répliqua durement. Des témoins furent échangés, ne purent s’entendre et ce duel avorté fut baptisé par la presse malicieuse « le duel aux coupe-papier »…

De la même façon, le « temps perdu » par Marcel Proust dans l’exercice de son métier de bibliothécaire (1895-1900) est un temps fertile pour son œuvre, puisque Proust donne en 1896 chez Calmann Lévy son recueil des Plaisirs et les Jours, pour lequel il a sollicité par le biais de Madeleine Lemaire une préface – d’Anatole France16. Malgré tout quelques écrivains bibliothécaires se lancent dans une approche moins négative du métier : on est alors confronté à une vision plus subtile, une vision venue de l’intérieur, dans laquelle il est enfin possible de se reconnaître et de retrouver les vraies questions posées par la profession. Être bibliothécaire c’est, comme pour l’historien, être fasciné par la totalité et entretenir un certain rapport avec la mémoire. Mais, à la différence de l’historien qui recompose et allège cette mémoire à travers ses prismes de lecture, le bibliothécaire en recherche le « mode d’emploi » (l’expression est de Pérec) pour la prendre en charge et la communiquer de façon immédiate et pratique dans sa totalité, et aussi dans toute sa lourdeur matérielle.

LE BIBLIOTHÉCAIRE : HOMME DU CATALOGUE OU HOMME DU CONTENU ?

Revenons à Anatole France, qui propose cet autre portrait du bibliothécaire, dans le conte de La Chemise17. Si nous y retrouvons l’image du « catalogue », la lecture la plus agréable que connaisse Sylvestre Bonnard, nous y découvrons aussi le bibliothécaire en métaphore de l’homme dans sa totalité : le bibliothécaire sage, c’est le bibliothécaire qui vit « catalogalement », celui qui se contente de connaître les livres seulement en tant qu’objets qu’il pourra décrire selon certaines règles précises, et non pas en tant que supports d’une infinité incontrôlable de contenus. Mieux, le catalogue, c’est le rêve réalisé de l’accessibilité impossible à ce qu’il contient :

Après les avoir fait asseoir, le bibliothécaire montra d’un geste aux visiteurs la multitude de livres rangés sur les quatre murs, depuis le plancher jusqu’à la corniche :

– Vous n’entendez pas ? vous n’entendez pas le vacarme qu’ils font ? J’en ai les oreilles rompues. Ils parlent tous à la fois et dans toutes les langues. Ils disputent de tout ; Dieu, la nature, l’homme, le temps, le nombre et l’espace, le connaissable et l’inconnaissable, le bien, le mal, ils examinent tout, contestent tout, affirment tout, nient tout. (…) Messieurs, d’ouïr ce tapage universel, je deviendrai fou comme le devinrent tous ceux qui vécurent avant moi dans cette salle aux voix sans nombre, à moins d’y entrer naturellement idiot, comme mon vénéré collègue, monsieur Froidefond, que vous voyez assis en face de moi cataloguant avec une paisible ardeur. Il est né simple et simple il est resté. Il était tout uni et n’est point devenu divers. (…) Monsieur Froidefond a l’esprit simple et l’âme pure. Il vit catalogalement. De tous les volumes qui garnissent ces murailles il connaît le titre et le format, possédant ainsi la seule science exacte qu’on puisse acquérir dans une bibliothèque, et, pour n’avoir jamais pénétré au dedans d’un livre, il s’est gardé de la molle incertitude, de l’erreur aux cent bouches, du doute affreux, de l’inquiétude horrible. (…) Il est tranquille et pacifique, il est heureux…

Robert Musil, lui aussi, a été bibliothécaire de décembre 1910 à février 1914 à la Bibliothèque de l’Université technique de Vienne, et c’est en familier qu’il rapporte la conversation entre un général et un bibliothécaire dans la salle des catalogues de la Hofbibliothek, la Bibliothèque impériale18. Pour le bibliothécaire, la dernière des choses à faire, c’est d’ouvrir les livres dont il a la charge :

Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la table des matières.

« Celui qui met le nez dans le contenu est perdu pour la bibliothèque ! » m’apprit-il. « Jamais il ne pourra avoir une vue d’ensemble ! » Le souffle coupé, je lui demande : « Ainsi, vous ne lisez jamais un seul de ces livres ?

– Jamais, à l’exception des catalogues.

– Mais vous êtes bien docteur, n’est-ce pas ?

– Je pense bien. Et même privat docent de l’Université pour le bibliothécariat. La science bibliothécaire est une science en soi, m’expliqua-t-il. Combien croyez-vous qu’il existe de systèmes, mon Général, pour ranger et conserver les livres, classer les titres, corriger les fautes d’impression etc. ?

En définitive, la jouissance du bibliothécaire comme maître des catalogues n’est pas si éloignée de celle du narrateur, quand celui-ci préfère, plus que le voyage lui-même, l’évocation du voyage telle que la lui permet la lecture de ce catalogue de tous les voyages possible qu’est l’indicateur des chemins de fer19. Bien entendu, la connaissance non contrôlée des contenus est précisément ce qui inquiète l’État totalitaire de Farenheit 451 (1966), dans lequel la lecture est interdite et les bibliothèques brûlées. Les résistants sont des « hommes-livres », chacun apprenant par cœur un livre pour pouvoir le réciter aux autres au cours de réunions clandestines qui se tiennent dans une forêt.

Georges Perec a été documentaliste dans un laboratoire de recherche du C.N.R.S. de 1962 à 1979, et il fait du livre et de ses pratiques un des thèmes privilégiés de ses textes, Penser, classer20, et surtout La Vie mode d’emploi21. Nous y découvrons la description minutieuse des travaux d’un sous-bibliothécaire adjoint à temps partiel, dit « SB2ATP », affecté à un fonds documentaire de la bibliothèque de l’Opéra de Paris, et nous y rencontrons le personnage de Marcelin Échard, ancien chef magasinier à la Bibliothèque centrale du XVIIIe arrondissement, tandis que les annexes de l’ouvrage comprennent un index qui est lui-même un catalogue de bibliothèque. Terminons avec l’évocation du cauchemar du bibliothécaire, représenté par un monde sans catalogues – donc inintelligible et impossible à manipuler. Dans un film de 1984, SOS Fantômes Ghostbusters, le réalisateur Ivan Reitman nous entraîne dans la bibliothèque publique de New York. Un superbe travelling arrière montre la fuite épouvantée d’une bibliothécaire poursuivie par un phénomène paranormal, la catastrophe absolue dans la profession : les tiroirs des fichiers s’ouvrent tout seuls et toutes les fiches s’envolent pour se disperser en désordre dans les travées. La situation de pertes de repères étant intolérable, nous nous acharnons à remettre de l’ordre dans l’Internet et les bibliothécaires épouvantés se changent en détectives avertis de l’information (Indiana Jones et la dernière croisade, 1989).

Si nous résumons le parcours voici le portrait peu flatteur du bibliothécaire tel qu’il apparaît en nos années 2000 à travers ces quelques glanes de lectures : le bibliothécaire est défavorisé physiquement et socialement, en retrait de la vraie vie, ennemi du lecteur qu’il a le devoir de servir, amoureux de références plutôt que de livres, refusant jusqu’à la folie de partager le savoir qu’il a en dépôt, au mieux transparent et falot, au pire inquiétant, voire dangereux, « au demeurant le meilleur fils du monde » !

A côté de cette caricature, que nous nous gardons le droit de récuser, une image plus intéressante se dessine, celle d’un être fasciné par les collections dont il est le gardien, et qui mesure pleinement les enjeux de leur conservation et de leur communication. Professionnel de la mémoire et de la totalité, le bibliothécaire fait corps avec ses livres, au point de devenir lui-même un homme livre, intériorisant leurs contenus jusqu’à la manducation, ou au contraire construisant et organisant leurs seules références jusqu’à entrer en catalogue comme on entre en religion, de toutes façons définitivement contaminé par le vertige qui saisit communément le profane entrant dans les magasins d’une bibliothèque. S’il veut rester écrivain, ce qui est apparemment la motivation première du choix de ce métier, le bibliothécaire devra prendre du champ et se mettre à l’abri de la production des autres, comme le firent Leconte de Lisle ou Proust. A défaut, il se transformera insensiblement mais sûrement en rédacteur de catalogues, trouvant plus d’ivresse et de jouissance à fournir la vision de la totalité plutôt qu’à s’attarder à en inspecter le détail. Un Perec réussit par un tour de force soigneusement déguisé en cahier des charges – démarche bibliothéconomique s’il en est – à cumuler les deux aspects, rédigeant une œuvre qui est aussi un catalogue et une bibliothèque.

Avec l’irruption du numérique, qui a fait voler les vieilles fiches cartonnées sous son vent révolutionnaire, nous attendons impatiemment une nouvelle représentation romanesque du bibliothécaire, médiateur du savoir, sauveur de la mémoire, thérapeute de l’information, Sherlock Holmes de la recherche documentaire et mettant tous ses talents au service du lecteur. N’est-ce pas à nous d’écrire et de construire le personnage, ou, si nos fonctions quotidiennes nous absorbent trop, d’en donner par la qualité du service une image claire et cohérente aux écrivains et cinéastes qui hantent encore nos bibliothèques et leurs réseaux. Pour achever notre propos tout en l’élevant, relisons la définition qu’a donnée Paul Claudel dans la première des Cinq Grandes Odes22 de Mnémosyne, la gardienne des temples de la mémoire, celle qui pourrait bien finalement être la Muse de la profession, personnage de silence et de recueillement :

Mnémosyne, qui ne parle jamais !

Elle écoute, elle considère.

Elle ressent (étant le sens intérieur de l’esprit)

Pure, simple, inviolable ! Elle se souvient !

Elle est l’heure intérieure ; le trésor jaillissant et la source emmagasinée ;

La jointure à ce qui n’est point temps du temps exprimé par le langage.

Elle ne parlera pas ; elle est occupée à ne point parler. Elle coïncide.

Elle possède, elle se souvient.

Cette offre silencieuse d’une totalité toujours renouvelée constitue peut-être, à nos yeux, la plus belle définition littéraire du métier – de bibliothécaire.

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1 Primo Levi, Le Système périodique, Torino, 1975 (trad. fr., Paris, Albin Michel 1987).

2 Paris, Le Masque, 1990.

3 C.R. de Marielle de Miribel, dans Bulletin des Bibliothèques Françaises, 1996, Paris, t. 41, n° 1.

4 http://www.bui.haw-hamburg.de/pers/ute.krauss-leichert/Aktivfh/Glow/text/Literatur. Film.pdf. Voir aussi le site autrichien « BibliothekarInnen in Belletristik & Film » (http://www.infomanager.at/biblio/ berufsbild/berufsbild-belletristik.html).

5 http://www.univ-lille3.fr/www/UFR/idist/dfmld/documents/biblio2000/biblio_22.htm.

6 http://www.renaissance-france.org/rabelais/pages/beda.php.

7 M.E. Kerr, Mini Hocker se shoote, New York, 1972 (trad. fr., Paris, L’École des loisirs, 1990).

8 D’après la concordance de Kazuo Kiriu disponible sur le site de la Maison de Balzac à Paris (http://www.paris.fr/musees/balzac/).

9 Dominique Frémy, Philippe Michel-Thiriet, « Quid de Marcel Proust », dans Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, nelle éd., t. 1, Paris, Robert Laffont, 1987.

10 http://michel.bernard.online.fr/bdhl/bdhl.php.

11 Charles Monselet, Le Plaisir et l’amour, anthologie, Paris, Le Figaro, 1858-1859.

12 Milano, Fabbri-Bompiani, 1980 ; trad. fr., Paris, Grasset 1985.

13 Si par une nuit d’hiver un voyageur, Torino, 1979. Trad. fr., Paris, Seuil, 1981.

14 Paris, Seghers, 1990, (chapitre 10 « La Bibliothèque »).

15 http://www.senat.fr/evenement/archives/vie.html.

16 Marcel Proust, Les Plaisirs et les jours. Illustrations de Madeleine Lemaire. Préface d’Anatole France et quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn, Paris, Calmann Lévy, 1896.

17 Anatole France, Les Sept Femmes de Barbe-Bleue et autres contes merveilleux, Paris, Calmann-Lévy, 1909.

18 Robert Musil, L’Homme sans qualités, trad. fr. Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1979.

19 « Et bien que mon exaltation eût pour motif un désir de jouissance artistique, les guides l’entretenaient encore plus que les livres d’esthétique, et, plus que les guides, l’indicateur des chemins de fer » (Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, Noms de Pays, le Nom, ouvr. cit., p. 323).

20 George Perec, Penser, classer, Paris, Hachette, 1985 (« Textes du XXe siècle »).

21 George Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette, P.O.L., 1978.

22 Paul Claudel, Cinq grandes odes [suivies d’un] Processionnal pour saluer le siècle nouveau, texte présenté par Marius-François Guyard, ill. de Buragl, Paris, Imprimerie nationale, 1990 (« Lettres françaises »).