Book Title

Jacqueline Genet, Sylvie Mikowski, Fabienne Garcier, dir., Le Livre en Irlande. L’imprimé en contexte

Caen, Presses universitaires de Caen Basse-Normandie, 2006, 398 p., 43 illustrations. ISBN 2-84133-271-3

Marie-Françoise CACHIN

Paris

Il faut saluer la parution en France de ce bel et gros ouvrage illustré, intitulé Le Livre en Irlande. L’imprimé en contexte, actes d’un colloque organisé en mars 2005 à l’IMEC, Abbaye d’Ardennes, par le Groupe de Recherche en Études irlandaises. On y trouve de nombreux aperçus passionnants sur le sujet, dus à des Irlandais et à des Français, alors qu’est en cours de rédaction A History of the Irish Book (Oxford University Press).

Le livre s’ouvre par l’avant-propos dû à Clare Hutton, enseignante à l’université de Loughborough et co-directrice du volume 5 de A History of the Irish Book. Puis il s’organise en trois grandes parties bien équilibrées de sept articles chacune. Il contient également une importante bibliographie dans laquelle figurent des sources primaires, des « textes publiés », c’est-à-dire principalement des anthologies et des correspondances éditées, et enfin des études critiques, subdivisées en « études générales », et « études spécifiques », ces dernières regroupées autour des thèmes abordés dans chacune des parties du livre. Quatre précieux index complètent l’ensemble : index des noms propres, des maisons d’édition, des périodiques et, enfin, des associations et mouvements culturels. On appréciera aussi la présence d’illustrations en noir et blanc ou en couleurs : pages d’ouvrages édités par William Morris pour sa Kelmscott Press, logos de différentes petites presses, reproductions de fontes gaéliques, couvertures de livres en gaélique et caricatures parues dans la revue Dublin Opinion. Soulignons enfin que les vingt et un articles de ce recueil sont rédigés en français et que toutes les citations provenant de textes en anglais ou en gaëlique ont été traduites, permettant ainsi une lecture facile à qui ne connaît pas ou peu ces deux langues.

Dans les différents articles de la première partie, partie axée sur l’édition et plus particulièrement sur l’histoire de plusieurs petites presses irlandaises, apparaissent clairement le rôle et l’influence joués par William Morris et par le mouvement « Arts and Crafts », mouvement bien connu en faveur de la remise à l’honneur des arts et de l’artisanat médiévaux. Ce contexte sert de point de départ à Jacqueline Genet, éminente spécialiste des études irlandaises en France, qui évoque la création en 1894 d’une Société irlandaise des Arts et de l’Artisanat ayant conduit à l’émergence d’artisans-artistes dans le domaine du livre : relieurs, illustrateurs, etc. Selon elle,

l’apport positif du mouvement reste indéniable ; il réussit à rassembler des gens d’horizons différents et à les unir dans une quête commune de la beauté (p. 40).

Dans un second article, Jacqueline Genet s’intéresse à deux petites maisons d’édition irlandaises nées dans ce contexte : d’abord la Dun Emer Press, créée par le grand poète irlandais William Butler Yeats en 1902 et qu’il dirigea jusqu’à sa mort en 1939. Entreprise familiale à laquelle participèrent non seulement Susan Mary Yeats (Lily) et Elizabeth Corbet Yeats (Lolly), sœurs du poète, mais aussi Jack Yeats, le frère, ainsi que Mrs Yeats, sa femme, la Dun Emer s’employa à publier une collection soigneusement choisie d’œuvres d’auteurs contemporains, destinée à des bibliophiles, mais elle élargit aussi sa production à des auteurs non-irlandais comme Rabindranath Tagore et Ezra Pound. Malheureusement, des difficultés financières amenèrent Evelyn Gleeson, qui avait participé à la création de la maison, à faire scission pour créer en 1908 une autre petite presse, la Cuala Press. Au XXe siècle, la Cuala Press s’imposa comme « maison d’édition indépendante, créatrice et intellectuellement libre » (p. 87).

Quelques traits communs se dégagent des articles consacrés à d’autres maisons d’édition, comme la Dolmen Press de Liam Miller (1951-1987), la Gallery Press fondée par le poète Peter Fallon en 1969 et encore en activité aujourd’hui, ou encore la Raven Arts Press de Dermot Bolger : en particulier leur souci de s’affirmer comme irlandaises et de revendiquer leur identité nationale, l’importance accordée à la publication de poètes irlandais, ceci sans doute, comme le remarque Sylvie Mikowski, parce que « l’édition de poèmes est beaucoup plus facile d’un point de vue matériel que celle de romans, forcément plus longs et donc plus coûteux » (p. 139). Selon Siobhán Holland, autre collaboratrice à The History of the Irish Book, il existe une « mythologie de la petite presse » en Irlande et « la persistance de petites maisons d’édition [y] est remarquable » (p. 126). Sylvie Mikowski note encore l’existence d’une « tradition irlandaise selon laquelle l’édition fut longtemps considérée comme une passion, un hobby, voire une lubie » (p. 138). Ceci explique peut-être pourquoi l’Irish University Press, fondée en 1967 à Dublin, qui tenta de s’imposer sur une plus grande échelle, connut un succès de courte durée et dut fermer en 1970, certains de ses anciens employés se réinvestissant alors dans de plus petites entreprises éditoriales.

Cette première partie se conclut sur un article de Tony Farmar au titre provocateur : « ’Dans ce pays, nous ne lisons pas de livres’. L’édition et la lecture de livres en Irlande de 1890 à 1960 ». Pour commenter cette formule utilisée en 1929 devant le Parlement par le professeur Thrift du Trinity College de Dublin, l’auteur met d’abord en évidence la faiblesse de la production éditoriale irlandaise, rapportée à quatre raisons : la présence immédiate de la puissante édition britannique ; la pauvreté du pays ; la faible performance des éditeurs irlandais, guère entreprenants ; et enfin la préférence pour les journaux et périodiques. Trois sources d’influence interviennent encore pour détourner les Irlandais de la lecture : le système éducatif, l’Église catholique, et enfin la tendance « grégaire » de la culture sociale. Aussi « une solide habitude de lire des livres ne fut[-elle] pas établie en Irlande avant les années soixante » (p. 158).

De la deuxième partie, « La transmission et la circulation des idées », on retiendra tout d’abord l’article de Mathew D. Staunton sur la typographie gaélique et sur la création de fontes visant à rendre compte de la spécificité nationale jusqu’à ce que, dans les années 1960, se produise un retour, non sans hostilité, à une écriture romaine perçue comme signe de modernité. D’autres articles s’intéressent à la publication de genres ou d’ouvrages particuliers : grammaires grecques (Pascale Hummel), manuels scolaires (Karin Fischer) ou anthologies de littérature irlandaise (Martine Pelletier). La traduction occupe une part importante de la production éditoriale en Irlande, la traduction d’anglais en gaélique ou vice-versa s’entend, et sa présence est évoquée à plusieurs reprises. Françoise Canon-Roger s’y intéresse plus particulièrement à propos de Denis Devlin et de Saint-John Perse, « poètes, traducteurs et diplomates ». L’article de Mathew D. Staunton s’inscrit dans une perspective plus militante et traite de la Sinn Féin Printing and Publishing Company qui publia de 1906 à 1914, non sans problèmes de financement, le journal indépendantiste de cette organisation. Enfin, on lira avec intérêt l’histoire d’Aosdána, due à Michael Black. Il s’agit d’une « affiliation d’artistes » créée sous l’égide de l’Arts Council irlandais à partir de 1981 : tout écrivain peut y être élu, selon des critères précis, ce qui lui permet éventuellement d’obtenir une rente quinquennale, dite cnuas, non assujettie à l’impôt sur le revenu et d’un montant de 12 780 euros par an en 2005. Comme le conclut l’auteur de l’article,

l’élection à Aosdána est un élément qui peut s’avérer essentiel pour un artiste, surtout si son œuvre, telle la poésie, n’a que peu de valeur marchande (p. 185).

La troisième partie est consacrée aux publications périodiques. Deux des articles, celui de Malcolm Ballin (« Vers une théorie des genres appliquée à la littérature périodique ») et celui de Gaïd Girard (« Le fantastique dans le Dublin University Magazine ») n’intéresseront que modérément les historiens du livre. En revanche, ils pourront lire avec curiosité l’article de Fabienne Garcier sur une petite revue intitulée Dana, sous-titrée An Irish Magazine of Independent Thought et dont seulement douze numéros parurent entre mai 1904 et avril 1905. Dirigée par John Eglinton et Frederick Ryan, elle défendait l’humanisme et la tolérance, l’indépendance politique et économique, l’indépendance de ton et d’esprit également. Mais malgré ces idéaux, ses dirigeants n’ont pas su percevoir « l’originalité radicale du projet joycien » (p. 308) et refusèrent de publier ce qui était la première ébauche du Portrait of the Artist as a Young Man. Cependant, conclut l’auteur

la turbulence et le rôle significatif [de Dana] comme levier d’idées nouvelles l’inscrivent à coup sûr, rétrospectivement, dans le modernisme international (p. 311).

Deux autres revues sont également étudiées dans cette partie. Agus (en gaélique), revue fondée en 1961 à Cork et disparue en 1998, est présentée par Clíona Ní Ríordárin, qui en salue la qualité et « le choix des articles varié et ambitieux » (p. 347). The Honest Ulsterman est publié entre 1968 et 2003 avec le sous-titre « A Monthly Handbook for a Revolution », et mêle humour et utopie. Enfin, une mention spéciale sera accordée à l’article de Pat Donlon consacré au magazine politique et satirique mensuel Dublin Opinion, magazine fondé en 1922 et disparu en 1970. L’auteur s’intéresse surtout aux nombreuses illustrations, caricatures et publicités figurant dans cette revue et voit dans leur abondance

la quête d’une identité (…) liée depuis le début aux efforts réalisés pour ressusciter l’irlandais, pour fournir des thèmes et images de l’Irlande gaélique au public anglophone (p. 326).

Elle conclut en ces termes : le Dublin Opinion

constitue à sa manière un témoignage sur les préoccupations et les inquiétudes de la société irlandaise pendant plus d’un demi-siècle (p. 333).

Comme tous les actes de colloque, Le Livre en Irlande aurait pu souffrir d’un manque de cohérence et d’homogénéité tant sur le plan du contenu que sur celui de l’écriture. Mais il s’agit d’un recueil offrant au lecteur une somme d’informations importante, des éclairages variés sur ce qu’a été et sur ce qu’est l’édition irlandaise, sur ses caractéristiques et sur ses tendances. On ne peut qu’en recommander vivement la lecture à qui s’intéresse à l’histoire irlandaise et plus particulièrement à l’histoire du livre et de l’édition dans ce pays.