Book Title

Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier, Ahmed Silem, Passeurs culturels dans le monde des médias et de l’édition en Europe (XIXe et XXe siècles)

Villeur-banne, Presses de l’ENSSIB, 2005, 350 p. ISBN 978-2-910227-59-3

Michel Espagne

Paris

Issu d’un colloque organisé par l’Université de Lyon 3, l’ENSSIB, et le Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, cet ouvrage est, comme le titre l’indique, consacré aux phénomènes de « passage » dans le monde de l’édition et des médias. Une première grande partie aborde la question des passeurs culturels, une seconde les supports de la médiation culturelle. La complexité du champ sémantique désigné par le terme de passeur apparaît très vite. On peut en effet juxtaposer les traducteurs et les libraires, les présentateurs et les bibliothécaires comme autant de médiateurs. L’histoire du livre invite à rabattre le passage d’une aire culturelle à l’autre sur d’autres formes de médiation. Que l’on prenne les traducteurs anglais de l’époque victorienne (M.-F. Cachin) ou les traducteurs français récents de littérature italienne (B. Seinel), les processus de traduction mettent en évidence les attentes et les caractéristiques de la culture réceptrice. Mais certains libraires, en déterminant les lectures de générations de lecteurs, ont joué un rôle de passeurs non moins notable : on songe aux visiteurs de la librairie Shakespeare & Cie face à Notre-Dame (D. Cooper-Richet). Entraîner une population à la lecture, c’est aussi faire œuvre de médiateur. C’est par exemple le rôle assuré par les responsables de bibliothèques municipales vis-à-vis de leurs jeunes lecteurs (P. Bruno). On cherchera même parfois, par exemple dans le cas des bibliothèques universitaires, à évaluer quantitativement la qualité d’une médiation comme élément essentiel de l’action de formation (S-A. Kim, S. Dalhoumi et A. Silem). Plus complexe encore, la médiation économique qui intervient entre l’écrivain et ses lecteurs se cristallise autour de formes juridico-économiques comme celle du droit d’auteur (G. B. Ramello). La médiation peut, enfin, s’incarner dans des personnalités singulières de passeurs : Henri Jeanson, dialoguiste et journaliste irrévérencieux, critique de music-hall et expert de la vie des salons en est un exemple (L. Martin). On se rapproche de l’action du présentateur censé offrir une image neutre de la réalité au public de la télévision (J.-P. Esquenazi). La multiplicité des médiations organisées en réseaux et selon des parcours font des passeurs culturels les constructeurs des identités culturelles et leur assure une « présence » au sens le plus fort de ce terme (B. Lamizet).

En tendant à oublier son dimorphisme structurel, son double ancrage culturel et économique, l’édition du XXe siècle a souvent risqué de manquer son rôle de médiation culturelle (J.-Y. Mollier). Les passeurs culturels, en particulier ceux qui œuvrent entre deux aires culturelles, ont eu fortement recours aux revues, et il convenait d’évoquer pour le XIXe siècle la Revue des deux mondes, la Revue britannique ou la Revue germanique (Th. Loué). La transmission culturelle peut s’opérer grâce à l’action d’auteurs, tel Clarin en Espagne dont l’œuvre romanesque se double d’un effort pour faire entrer dans l’espace hispanophone des courants nouveaux, le naturalisme français par exemple (J.-F. Botrel). Autre vecteur de médiation culturelle, la presse quotidienne assure une transmission de la culture qui garantit une sorte de continuité des traditions nationales et peut facilement se mesurer, mais qui s’avère aussi soumise à des facteurs économiques comme à des contraintes politiques. C’est ce que montre une analyse du journal bulgare Troud dans les années 1990 (R. Konstantinova).

En passant de la presse écrite aux radios, on touche à un domaine beaucoup moins exploré par les historiens : il convient d’abord d’établir une typologie précise des médiations radiophoniques internationales, et de s’attacher à décrire les limites entre passage culturel et propagande (B. Wullième). Le théâtre populaire de Jean Vilar et le festival « Off » d’Avignon illustrent tous deux une médiation culturelle plutôt expérimentale dont le commun dénominateur est une extension de l’espace public, dûment constatée et déjà acceptée au demeurant dans certaines DRAC (P. Rasse). Quant au Web, lieu d’une extrême liberté d’expression, il modifie les relations entre le médiateur et l’utilisateur qui peut intervenir, et se pose ainsi en communauté d’une nature nouvelle, partageant un même espace sémiotique (I. Aveline et A. Van Cuyck). Le lien le plus fort entre les diverses formes de médiation culturelle reste toutefois d’ordre économique. S’il est vrai que « la subvention aux activités culturelles est assise sur l’ensemble des contribuables pour fournir les produits culturels aux plus nantis », l’espoir demeure, d’une formation adéquate des consommateurs faisant contre-poids aux déterminants économiques (A. Silem).

Le terme de passeur culturel est-il totalement opératoire, comme le présente la conclusion de l’ouvrage ? On dirait plutôt qu’il permet d’aborder le domaine d’une histoire du livre et d’une histoire des médias du point de vue des nombreuses dynamiques qui le structurent, sans différence fondamentale entre les passages d’un groupe social à l’autre, d’un pays à l’autre, des détenteurs d’un savoir ou d’une information à leurs lecteurs ou auditeurs. Cette circulation intellectuelle n’est elle-même jamais déconnectée de la circulation économique qui la fonde. On voit combien l’histoire du livre faisant intervenir des questions économiques, intellectuelles, politiques, linguistiques et esthétiques, constitue un « fait social total ». Les analyses proposées ont chaque fois valeur d’exemplification d’un type de problème, et appellent à engager d’autres analyses sur d’autres exemples. Mais le fil directeur d’une dynamique des passages observée sous toutes ses formes donne à cet ouvrage, complété pour beaucoup d’articles par une intéressante bibliographie, une belle unité. On a affaire à une stimulante contribution à l’histoire des médias.