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Imprimerie et métallurgie : deux histoires liées (XVe et XVIe siècle)

Jean-François BELHOSTE

Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (IVe Section)

L’apparition au milieu du XVe siècle de l’imprimerie à caractères mobiles a été l’une des grandes révolutions techniques et culturelles de la Renaissance1. Il reste que l’histoire de l’invention proprement dite, celle mise au point à Stras-bourg puis à Mayence par Johann Gensfleich dit Gutenberg entre 1439 et 1452, continue d’être enveloppée d’un certain mystère. Un nombre considérable de travaux ont été publiés depuis le XIXe siècle pour tenter de préciser ce que Gutenberg avait réellement inventé et ce qui lui revenait personnellement, et non pas à ses collaborateurs, concurrents ou successeurs2. Le problème, c’est que les documents d’archives et le matériel archéologique disponibles restent relativement minces, et qu’il faut donc s’en tenir sur beaucoup de points à des hypothèses. Certains faits fondamentaux sont néanmoins attestés qui suffisent à prouver le caractère révolutionnaire de l’invention et sa nouveauté indéniable par rapport aux procédés existants de reproduction des textes écrits.

La principale preuve matérielle est fournie par les premiers objets fabriqués qui nous restent : des feuilles d’Indulgences (billets que l’Église vendait aux fidèles pour la remise de leurs péchés), des petits manuels de grammaire latine – les Donats –, la remarquable Bible à 42 lignes, ouvrage de près de 1300 pages, édité à plus d’une centaine d’exemplaires. Un fait marquant fait en outre réfléchir, c’est la rapidité avec laquelle l’invention s’est propagée. On considère qu’il fallut une cinquantaine d’années, de 1450 à 1500, pour que l’invention non seulement atteigne sa maturité, mais conquiert toute l’Europe de l’Ouest. De fait, en 1500, plus de 30 000 titres avaient sans doute été déjà édités, des ateliers avaient été créés dans plus de 250 villes européennes, l’imprimerie s’était durablement établie en Allemagne, en Italie, en France, en Espagne et dans les Pays-Bas3. Le principal centre d’édition était alors Paris, suivi par Venise, Lyon et Leipzig4.

La première tâche qui vient, dans ces conditions, à l’esprit est de bien cerner les caractéristiques de l’invention et de pointer ses originalités, celles entre autres qui peuvent expliquer son succès et sa rapide diffusion. L’objectif de Gutenberg, qui était certes un technicien, une sorte d’ingénieur, mais aussi un homme d’affaires, était de créer un outil permettant la reproduction de textes écrits en grand nombre et au moindre coût (par conséquent des textes ayant un certain lectorat potentiel). On s’accorde à penser que c’est l’utilisation de caractères mobiles, indépendants les uns des autres, et assemblés temporairement par l’opération de composition qui constitua le nœud de l’invention. Il fallut pour cela concevoir la fabrication économique de caractères pouvant resservir, grâce au choix d’un matériau qui s’avéra parfaitement approprié, le plomb, et à la mise au point d’un moule de maniement pratique, facilement ajustable5. Cela cependant ne suffisait pas, et une autre caractéristique essentielle de l’invention est qu’elle sollicita plusieurs savoir-faire et réclama un ensemble de progrès parallèles. L’imprimerie à caractères mobiles s’avère être ainsi une véritable combinaison de techniques pour la mise au point desquelles Gutenberg eut le grand mérite de mobiliser des compétences variées, quoique souvent connexes, et de savoir les associer de façon efficace.

Ce qui est frappant enfin, c’est la relative simplicité, somme toute, du procédé mis en œuvre, qui explique pour une grande part sa rapide diffusion. Ce sont, en effet, des spécialistes itinérants, au départ issus de l’atelier de Gutenberg, ensuite surtout allemands, puis bientôt également italiens et français qui propagèrent l’invention. Le fait n’était pas une originalité en soi, il se rencontrait alors dans la plupart des industries, en particulier métallurgiques, mais il supposait que le procédé fût suffisamment maîtrisé pour permettre la formation rapide de nouveaux spécialistes et une propagation en chaîne.

La réussite de l’imprimerie à caractères mobiles tenait évidemment aussi à la présence en Europe d’un contexte économique et culturel favorable, et d’abord, comme on l’a souligné d’emblée, à l’existence d’une demande de reproduction en série de textes écrits, à laquelle d’autres procédés, en particulier la xylographie bientôt accompagnée d’une version métallique sans avenir, la métallographie, avaient commencé à répondre. Mais l’évolution générale des techniques offrait aussi un cadre propice à l’invention. Pour analyser plus précisément ce point, il convient d’envisager le lien profond existant entre la transformation des industries métallurgiques en Europe de l’Ouest au XVe siècle et la naissance à la même époque et au même endroit de l’imprimerie à caractères mobiles. Il nous faut pour cela revenir plus en détail sur les différentes étapes de fabrication d’un texte imprimé, et sur l’outillage qu’il nécessitait, en commençant par rappeler que ces données ne sont connues avec une certaine précision que pour le début du XVIe siècle : les équipements employés, les matériaux et même comment s’effectuait concrètement l’opération d’impression restant tant pour les ateliers de Gutenberg que pour ceux créés dans les décennies suivantes partiellement inconnus et sujets à controverse.

Quoiqu’il en soit la production d’un texte imprimé selon la nouvelle technique nécessitait trois grandes étapes6 : la fabrication de caractères typographiques, ou types, petits objets en alliage de plomb de forme parallélépipédique, ayant 2 à 3 centimètres de haut et présentant à leur extrémité le profil en relief d’une lettre ; la composition du texte page par page à partir de ces caractères élémentaires, disposés pour cela dans une forme ; l’impression, enfin, obtenue grâce à un mécanisme à vis permettant de presser sur papier ou sur vélin les caractères disposés dans la forme et préalablement encrés. Tout ceci supposait un important travail d’amont. D’abord, la confection d’un moule en bois où venaient se loger des plaques en métal, matrices comportant en creux l’empreinte du caractère à mouler. S’ajoutait la fabrication de poinçons au pied desquels était gravé le caractère en relief qui venait s’estamper dans la matrice. Ainsi l’imprimerie réclamait-elle toutes sortes de matériaux tant pour sa production que pour son outillage, les uns étant, comme le bois des presses, relativement courants, d’autres posant, comme certains métaux, davantage de difficultés d’approvisionnement.

Le papier, ainsi, bien que largement fabriqué en Europe depuis le XIVe siècle, vit sa production augmenter et sa solidité s’améliorer. Il fallut encore mettre au point de nouvelles encres, plus noires et plus grasses. Ce qui l’emporte cependant par les variétés des problèmes posés, ce sont les métaux : le plomb et ses alliages, d’abord, pour les caractères, mais aussi l’acier pour les poinçons, le cuivre pour les matrices, le fer pour les presses. Métaux de différentes natures, donc, mais aussi métaux diversement mis en forme, fondus et moulés pour le plomb, forgés, estampés, limés pour le cuivre, l’acier et le fer. Ce simple constat autorise à penser que, pour que naisse l’imprimerie moderne, il fallait qu’alentour ces différents métaux soient disponibles et qu’il y ait les gens susceptibles de les mettre en forme, autrement dit qu’il existe un environnement métallurgique propice avec des activités diversifiées et des compétences variées. Or c’est bien ce que révèle la localisation des premières imprimeries.

En effet, de quelles informations dispose-t-on ? D’abord, que l’imprimerie à caractères mobiles a pris naissance dans une zone qui était au XVe siècle la plus active d’Europe en matière de métallurgie fine et diversifiée : l’Allemagne rhénane et médiane, avec deux centres d’importance considérable, Cologne et Nuremberg7. Ensuite, que la diffusion s’est faite avant 1480, non seulement dans l’espace germanique vers d’autres centres métallurgiques situés plus à l’Est (Bamberg, Augsbourg), mais aussi en Italie du Nord, région également très active dans ce secteur (Milan, Brescia, Côme)8. Enfin, que, dans les dernières années du XVe siècle, une grande partie de l’édition s’est concentrée dans deux villes, Paris et Venise, qui avaient pour principal avantage de contrôler un grand marché, mais qui, sans être forcément – c’était le cas de Paris – à proximité de grands centres métallurgiques, possédaient un artisanat du métal particulièrement dynamique et diversifié. On peut donc dire que l’imprimerie est née et s’est développée au contact de l’industrie métallurgique, dont elle a tiré une grande partie de sa substance : c’est le constat qu’a pu faire l’un des plus récents biographes de Gutenberg, Guy Bechtel, en montrant bien que l’homme était avant tout un mécanicien et un expert en questions métalliques9.

Pour conforter l’hypothèse et la nourrir d’arguments plus généraux, il convient de voir maintenant ce qu’était la métallurgie européenne au XVe siècle et les changements dont elle faisait l’objet. Il se trouve, en effet, qu’elle connut alors deux révolutions techniques qui transformèrent en profondeur la nature et la quantité des matériaux disponibles. L’une porta sur la métallurgie du fer, l’autre sur celle des métaux non ferreux, c’est-à-dire le traitement des minerais poly-métalliques (principalement d’argent, cuivre et plomb). Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail de ces mutations qui, à notre avis, eurent autant, sinon plus d’impact sur la société d’alors, et qui constituent des éléments moteurs de la Renaissance technique et industrielle que connut l’Europe de l’Ouest aux XVe et XVIe siècles, mais il importe d’en décrire rapidement les grandes lignes. S’agissant d’abord de la métallurgie du fer, l’événement majeur fut l’apparition du haut-fourneau10. La caractéristique de ce four de très grande taille était de produire non plus des lingots de fer, comme les bas fourneaux qui l’avaient précédé, mais un matériau liquide, alliage de fer et de carbone, la fonte. Produisant en grande quantité – chaque coulée faisant dès 1500 de l’ordre de 500 kg – et de façon continue, le haut fourneau permit d’accroître considérablement la production européenne de fer, lequel s’obtenait en décarburant – on parlait d’affinage – la fonte dans des bas foyers spécifiques. La fonte pouvait être aussi à l’occasion moulée, ce qui servit notamment à fabriquer d’abord des petits canons, puis à partir des années 1450 des boulets, si bien que le développement de l’artillerie moderne, contemporain du reste de celui de l’imprimerie, s’avère être directement lié à l’expansion du haut-fourneau.

Comme pour l’imprimerie, cette propagation rapide a été, d’ailleurs, le fait de spécialistes itinérants. Il faut même noter que l’épicentre de la mise au point du haut-fourneau, entre la fin du XIVe siècle et le milieu du XVe siècle, se situait dans une zone proche de celle de l’invention de l’imprimerie, en l’occurrence la région d’entre Meuse et Rhin, à partir de laquelle il se répandit largement en Bourgogne et en Normandie dès la deuxième moitié du XVe siècle. Le haut-fourneau servit surtout à produire davantage de fer, le matériau le plus usuel et le plus demandé. Mais son emploi eut aussi une incidence sur la fabrication d’un métal plus rare et plus difficile à produire, l’acier, fer allié à 1-1,5% de carbone, ayant du fait de sa structure les propriétés qu’on lui connaît de dureté et d’élasticité. Or, le fait de pouvoir obtenir au haut-fourneau de la fonte, c’est-à-dire un alliage plus carburé que l’acier, permit d’envisager de nouvelles façons de produire celui-ci, soit en décarburant partiellement la fonte, soit en faisant réagir celle-ci avec du fer de manière à obtenir une carburation intermédiaire. Ces méthodes furent appliquées dans la région de Cologne, en Allemagne médiane autour de Smalkalde, en Thuringe, et en Italie du Nord dans la zone de Brescia11.

L’industrie européenne des non ferreux concernait principalement l’argent, le cuivre et le plomb, dont le traitement se trouvait être de plus généralement associé12. D’abord parce que les mines exploitées étaient pour la plupart polymétalliques, c’est-à-dire qu’elles contenaient des minerais réunissant ces différents éléments. Ensuite parce que leurs métallurgies étaient elles-mêmes liées, la principale difficulté consistant à séparer grâce à une suite d’opérations les différents métaux et à les purifier. Le métal le plus recherché était l’argent, pour son usage monétaire. Longtemps les minerais de plomb argentifère, principalement les galènes, furent les plus exploités. La séparation du plomb et de l’argent se faisait dans des fours particuliers, dits de coupellation, dont on tirait des quantités très inégales de métal : très peu d’argent, mais beaucoup de plomb (la proportion pouvant atteindre 1 pour 1000).

Au XVe siècle, les mines anciennes d’Italie du Nord furent abandonnées au profit de nouvelles exploitations établies au nord des Alpes, en Basse-Saxe, en Bohême et en Hongrie, où l’extraction prit une tournure plus sophistiquée, avec de nouvelles méthodes d’exhaure et d’abattage. Les procédés de coupellation furent améliorés, mais sans changement décisif. En revanche, vers le milieu du siècle, apparut une nouvelle technique permettant de séparer industriellement l’argent, le plomb et le cuivre, le Seigerhüttenprozess, technique aux conséquences importantes, puisqu’elle permit désormais d’exploiter avantageusement les minerais associant argent, plomb et cuivre et d’augmenter la production spécifique du cuivre13. D’abord mise en œuvre dans la région de Nuremberg, elle fut développée à grande échelle en Basse-Saxe à partir des années 1450. Ainsi le besoin toujours croissant d’argent, du fait de l’intensification des échanges monétaires, augmenta-t-il indirectement la production de deux produits dérivés, le plomb et le cuivre. L’Europe se trouva de ce fait disposer de ces métaux en grande quantité et à des prix relativement bas, ce qui la mit presque dans la nécessité, surtout pour le plomb, de leur trouver des débouchés14. Ces transformations, qui affectèrent profondément la production des différents métaux, eurent pour première conséquence de bouleverser la carte des exploitations minières. Elles mirent aussi sur le marché de nouveaux produits ou des produits déjà existants, mais obtenus différemment, présentant des propriétés spécifiques et offrant des opportunités d’usage inédit.

Il est évident que les centres de production de métaux bruts, localisés pour la plupart hors des villes, près des forêts et dans les zones montagneuses, n’ont pu évoluer qu’en relation directe avec certains centres urbains, tels Nuremberg et Cologne, ou encore Venise et Paris, où résidaient à la fois les responsables politiques, les possesseurs de capitaux, les marchands, les détenteurs des savoirs techniques et scientifiques et bon nombre d’industriels et d’artisans travaillant à la mise en forme finale du fer, du cuivre, de l’argent et du plomb. Sans vouloir trop entrer dans ce vaste sujet, évoquons quelques-uns des domaines où l’usage de nouveaux métaux ou de métaux élaborés de façon nouvelle s’est fait jour.

D’abord l’artillerie, cette nouvelle arme, dont la détention s’avéra stratégiquement décisive dans la deuxième moitié du XVe siècle15. On a déjà évoqué le rôle de la fonte de moulage dans la fabrication des canons et surtout des projectiles, mais l’artillerie fut aussi directement concernée par l’essor de la production du cuivre, puisqu’à côté des canons faits en fonte ou en fer forgé, il y en avait qu’on fondait en bronze, dont le nombre augmenta même au cours du XVe siècle. Le plomb servit aussi à fabriquer des petits projectiles, destinés aux armes portatives, et, pour celles qui devinrent des arquebuses, on fit un plus grand usage d’acier. Mais celui-ci fut surtout davantage employé pour confectionner des mécanismes, à commencer par ceux des horloges, mais aussi ceux des tours ou des machines textiles, dont la construction se développa au XVe siècle. Le cuivre, sous forme d’alliage – bronze ou laiton –, y trouva également un emploi croissant. Il fut, en outre, utilisé à la fabrication de petite monnaie, le billon. Battu en plaques, il servit enfin, à partir des années 1450, de support pour la gravure.

La question du plomb, du fait de l’importance qu’elle revêt dans la naissance de l’imprimerie moderne, mérite qu’on s’y arrête davantage. La mise en exploitation de nouvelles mines d’argent eut pour conséquence, comme on l’a dit, d’accroître presque involontairement l’offre de plomb, lequel se présentait comme un sous-produit pour lequel il convenait de trouver des usages tout en sachant que, fusible, il pouvait facilement se recycler. Le principal emploi se trouvait dans le bâtiment, d’abord pour la couverture des grands édifices, mais aussi pour les gouttières et canalisations ainsi que pour certains éléments de décor, tels que feuillages et gargouilles16. C’est traditionnellement avec des baguettes de plomb qu’étaient assemblées les pièces de verre colorées des vitraux des églises, mais de plus en plus aussi, durant le XVe siècle, celles des vitres en verre blanc des bâtiments civils. On inventa même une petite machine, le tireplomb, pour étirer plus rapidement les baguettes. Le plomb qui servit, comme on l’a vu, à faire des balles de petits canons et d’arquebuses, était plus généralement utilisé à la confection de petits objets moulés relativement ordinaires, tels que maillets ou anneaux. A Paris où ils étaient nombreux, leurs fabricants étaient réputés faire des petits objets en étain ou en plomb, car ils travaillaient en fait indifféremment les deux métaux, qui présentent des degrés de fusibilité assez voisins. Parmi ces objets peu coûteux et fabriqués en série figuraient les méreaux, sortes de jetons servant à certifier un droit ou une présence, dont l’Église, en particulier, faisait grand usage. C’est encore en plomb qu’étaient fondus les insignes de piété vendus par milliers aux pèlerins en guise de souvenirs. Le plomb, sous forme d’oxyde, était enfin utilisé pour préparer la glaçure des céramiques.

Le plomb pouvant être, ce qui est le cas du plomb d’imprimerie, allié à l’antimoine, il nous faut dire encore un mot de la production de ce métal, dont on ne sait, il est vrai, pas grand chose. Son exploitation semble s’être intensifiée au XVe siècle. C’est du reste à cette époque que le moine alchimiste allemand Basil Valentine en aurait pour la première fois fourni la description et le mode de préparation. Dans les Vosges, au sud-est de Strasbourg, une mine ouverte à la fin du XVe siècle a fait l’objet d’une fouille17. Du minerai fondu dans des creusets, on tirait des pains de sulfure d’antimoine, appelé antimoine cru. Commercialisé celui-ci servait en métallurgie comme durcisseur, et il était aussi utilisé pour l’élaboration de remèdes. C’est encore à partir d’antimoine, extrait notamment en Italie dans la région de Sienne, qu’étaient fabriqués les jaunes des faïences qui firent la fortune de Faenza au XVe siècle.

De toutes ces observations, il ressort que les métaux étant disponibles en plus grande quantité, leurs usages s’étaient diversifiés. Beaucoup d’objets étaient, en fait, des assemblages de plusieurs d’entre eux, différemment mis en forme. Des artisans plus ou moins spécialisés et travaillant essentiellement en milieu urbain confrontaient ainsi leur savoir et entretenaient au niveau de l’élaboration du produit final une proximité analogue à celle qui existait au niveau de l’extraction minière et de la première transformation. C’est précisément dans cet environnement que travaillaient les premiers imprimeurs. Reprenons donc maintenant les différentes opérations de la typographie à caractères mobiles et voyons plus précisément quels métaux étaient requis, les alternatives qui étaient offertes, les difficultés que posait la mise en commun des savoir-faire correspondants.

Le choix le plus décisif, particulièrement judicieux, fut celui du plomb pour les caractères. Les raisons en sont faciles à comprendre : son coût, sa disponibilité, sa possibilité d’être refondu, ses caractéristiques mécaniques – pas trop dur pour ne pas endommager le papier, suffisamment cependant pour ne pas s’écraser ni s’user trop vite. On ignore si d’emblée Gutenberg utilisa un alliage plomb/antimoine ou plomb /étain/antimoine. C’est probable, car la pratique du durcissement était vraisemblablement déjà connue18. Un épisode apparemment fondamental dans le choix du plomb, éventuellement allié, fut la participation de Gutenberg en 1438 à Strasbourg à une entreprise de fabrication de petits insignes pour le pèlerinage d’Aix-la Chapelle. Pour produire en grande série ces objets, équipés d’un petit miroir lui-même confectionné en plomb, Gutenberg s’était entouré d’une équipe comprenant des orfèvres. Le choix du plomb pour les caractères d’imprimerie s’étant donc imposé sans doute rapidement – l’étain était la seule alternative, mais il était plus mou et plus cher –, encore fallait-il disposer d’un procédé de moulage simple et rapide. Là réside le deuxième point fort de l’invention, la mise au point d’un moule en bois fait en deux parties, ajustable de ce fait en largeur et épaisseur selon la taille des caractères19.

Autres difficultés à résoudre, en amont cette fois, de la fonte des caractères, la confection de matrices épousant en creux leur forme, dans lesquelles le métal en fusion venait prendre place au fond des moules, et la réalisation de poinçons présentant à leur extrémité des lettres en relief, pour l’estampage des matrices. Certaines de ces opérations se retrouvaient dans d’autres activités utilisant le même genre d’outils, la fabrication de monnaies et médailles, les travaux d’orfèvrerie qui utilisaient des poinçons pour marquer les objets d’argent. Ces domaines d’activité, qui préexistaient à l’imprimerie mais étaient en pleine évolution depuis le début du XVe siècle, fournirent assurément aux premiers imprimeurs des références pour le choix de leurs matériaux et la manière de les travailler. On manque, en vérité, d’indications précises sur la façon dont le transfert de savoir a pu concrètement s’opérer, mais ce qui est sûr, c’est que les villes d’Allemagne rhénane et médiane étaient passées maîtres depuis le début du XVe siècle dans l’élaboration des objets en cuivre et en acier. A ce propos, il faut aussi rappeler deux choses : premièrement, que l’acier, produit relativement rare, présentait en fait des qualités extrêmement variées, dépendant de toutes sortes de facteurs – minerais de base, procédés d’élaboration – que seul l’usage permettait de reconnaître. Les outils servant à travailler les métaux – poinçons, mais aussi outils servant à en graver l’œil, c’est-à-dire burins et pointes – devaient être d’une espèce particulièrement dure, ce à quoi convenaient surtout les aciers d’Allemagne. Deuxièmement, il est avéré que la mise en œuvre de marteaux de forme particulière, entraînés par la force hydraulique, permit dès le courant du XIVe siècle de produire mécaniquement des plaques ou tôles de fer ou de cuivre, ce qui assurément ne fut pas sans incidence sur le développement de la gravure sur cuivre. Là encore des villes allemandes comme Nuremberg et Bamberg eurent un rôle précurseur20.

Reste à parler de la presse. C’était une sorte de machine dont le principe était déjà connu pour l’écrasement des olives ou des raisins, pour l’essorage des feuilles de papier ou encore, notamment à Paris depuis la fin du XIVe siècle, pour le pressage à chaud des draps de laine, opération du reste controversée et qui avait pour objet de simplifier le travail final de l’apprêt. L’adaptation de cet engin à l’imprimerie posait avant tout des problèmes d’ordre mécanique. Il s’agissait d’une part de créer un outil maniable, autorisant un fonctionnement aussi rapide que possible, mais aussi d’obtenir une bonne impression, qui appuie sans écraser, de façon plane et régulière et sans inégalités d’encrage. La principale adaptation, dont on ne sait si elle intervint du temps de Gutenberg ou dans les décennies qui suivirent, consista dans la mise au point de la presse à deux coups, munie d’une vis à quatre filets. Il fallut pour cela rendre mobile le châssis dans lequel étaient disposés les caractères et la feuille de papier, de manière à réaliser une impression en deux temps par moitié de feuille.

La presse était une machine faite essentiellement en bois, donc un ouvrage de charpentier ou de menuisier. Elle comportait cependant aussi des pièces métalliques servant à assujettir l’ensemble soumis à de fortes pressions et éventuellement à l’étançonner. L’emploi de fer s’imposait surtout pour les pièces mobiles : charnières du couvercle pivotant où s’insérait la feuille, manivelle et poulies pour entraîner le chariot mobile, platine placée au bas de la vis, servant à faire adhérer la feuille de papier aux caractères encrés pour transmettre la pression. Bref la question posée était bien de nature mécanique, la construction de l’objet, de son bâti avec ses éléments en métal, étant à la portée d’artisans du bois et du fer – ceux-ci à Paris étant qualifiés de taillandiers, ferreurs de presses –, qui collaboraient par ailleurs à la confection de petites machines, notamment de presses servant à d’autres usages.

Les savoirs techniques mobilisés par Gutenberg n’avaient donc pas, pris séparément, de caractère révolutionnaire. Ils étaient normalement disponibles dans des villes telles que Strasbourg ou Mayence. Mais l’enjeu était de choisir les bons matériaux, de savoir associer les compétences requises et de procéder aux mises au point nécessaires. Beaucoup de ces questions, mais pas toutes, relevaient de la métallurgie. Enfin la réussite tint surtout à la faculté de mettre en œuvre un procédé simple, résistant à l’usure, conçu dans une perspective essentiellement marchande, qui permette de reproduire en grand nombre et au moindre coût des textes écrits et bientôt illustrés, pas forcément gros et même éventuellement d’usage éphémère.

Il n’est pas sans intérêt pour conclure de dire un mot sur le cas particulier de Paris21. Devenu, à la fin du XVe siècle, le principal centre mondial de l’édition, Paris n’était pas proche de centres métallurgiques. Mais la ville, la plus peuplée d’Occident, disposait d’abord d’un énorme lectorat potentiel. Elle abritait cependant aussi une très abondante population d’artisans du métal, travaillant aussi bien le fer que l’acier et les métaux non ferreux22. C’est dans ce milieu, en particulier chez les orfèvres, que se recrutèrent une partie des ouvriers des premières imprimeries qui se multiplièrent à partir des années 1480. Le principal quartier de l’imprimerie parisienne se trouvait, d’ailleurs, rive gauche, entre le quartier de l’Université et celui des orfèvres et de la Monnaie. Ce qui prouve le lien unissant toujours petite métallurgie et imprimerie, c’est la division du travail qui continuait d’exister entre les différents métiers. Les fabricants de poinçons et les fondeurs de caractères constituaient des entreprises souvent indépendantes des imprimeurs proprement dits. De plus, le matériel des premiers restait généralement plus coûteux que celui des seconds. Quand une presse coûtait 15 à 20 livres, l’équipement du fondeur valait 60 à 70 livres23. Bien sûr, ce qui prévalait alors, c’était l’investissement commercial, la gestion des stocks, l’achat de papier en fonction du tirage envisagé. L’effort consistait surtout à multiplier les dessins de caractères, tout en les simplifiant et en les uniformisant, ce qui supposait un long travail de fabrication de poinçons et de matrices. Mais même si l’imprimerie était désormais aux mains des libraires et soumise aux problèmes d’édition, elle conservait sa marque d’origine, celle d’être intimement lié à la petite métallurgie dont elle tenait ses principaux fondements techniques24.

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1 Les Trois révolutions du livre, Paris, Musée des Arts et Métiers /Imprimerie Nationale, 2002

2 Entre autres, Guy Bechtel, Gutenberg, Paris, Fayard, 1992. Sur les précurseurs, voir Wolfang von Stromer, « Au berceau des médias de masse : l’invention de l’impression des textes et des images », trad. fr., dans Le Berceau du livre : autour des incunables [Mélanges Pierre Aquilon], dir. Frédéric Barbier, Genève, 2004, pp. 9-24, ill. (Revue française d’histoire du livre (ci-après RFHL), n°s 118-121, 2003).

3 Lucien Febvre, Henri-Jean Martin, L’Apparition du livre, 1re éd., Paris, Albin Michel, 1958 (3e éd., postf. Frédéric Barbier, ibid., 1999. « L’Évolution de l’humanité », 33). Philippe Niéto, « Géographie des impressions européennes du XVe siècle », dans Le Berceau du livre, ouvr. cité, pp. 125-174, cartes et ill.

4 Sur les débuts de l’imprimerie à Venise, Martin Lowry, « L’imprimerie, un nouveau produit culturel », dans Venise 1550, dir. Philippe Braunstein, Paris, Autrement, 1993, pp. 53-71.

5 La question a été particulièrement bien posée par Harry Carter, A View of early typography up about 1600, Londres, Hyphen Press, 2002 (reprint de la 1re édition, 1969, introd. par James Mosley).

6 Maurice Audin, « L’imprimerie », dans Histoire générale des techniques, tome 2 (Les grandes étapes du machinisme), Paris, P.U.F., 1965, pp. 640-691.

7 Philippe Braunstein, Travail et entreprise au Moyen Age, Bruxelles, De Boeck, 2003 (chap. 4, « Les métiers du métal au XVe siècle »).

8 Jean-François Belhoste, « Mutations techniques et filières marchandes dans la sidérurgie alpine entre le XIIIe et le XVIe siècle », dans La Sidérurgie alpine en Italie (XIIe-XVIIe siècle), dir. Philippe Braunstein, Rome, École française de Rome, 2001, pp. 515-592 (« Collection de l’École française de Rome », 290).

9 Ouvr. cité, pp. 115 et suivantes.

10 Jean-François Belhoste [et alii], La Métallurgie normande, XIIe-XVIIe siècles. La révolution du haut-fourneau, Caen, Inventaire général, 1991.

11 Jean-François Belhoste, « Mutations techniques et filières marchandes », art. cité.

12 Ian Blanchard, Mining, Metallurgy and Minting in the Middles Ages. Vol. 3 : Continuing Afro-European Supremacy, 1250-1450, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2005.

13 Lothar Suhling, Der Seigerhüttenprozess. Die Technologie des Kupferseigerns nach dem frühen metallurgischen Schrifttum, Stuggart, Riederer Verlag, 1976.

14 Ian Blanchard consacre dans l’ouvrage cité plus haut un chapitre spécifique au cas particulier du plomb anglais et gallois.

15 Jean-François Belhoste, « Nascita e slivuppo dell’artiglieria in Europa », dans Il Rinascimento italiano e l’Europa. Vol. terzo : Produzione e tecniche, dir. Philippe Braunstein, Luca Molà, Treviso, Angela Colla Editore, 2007, pp. 325-344.

16 Paul Benoit, « Le plomb dans le bâtiment en France à la fin du Moyen Âge : l’apport des comptes de construction et de réparation », dans Pierre et Métal dans le bâtiment au Moyen Âge, dit. O. Chapelot, P. Benoit, Paris, EHESS, 1985, pp. 339-355.

17 Bernard Bohli, « Un site de traitement du minerai d’antimoine au Silberval (Munster, Haut-Rhin) à la fin du XVe siècle », dans Mines et métallurgie, dir. P. Benoît, Lyon, Éditions du Programme Pluriannuel en Sciences Humaines Rhône-Alpes, Lyon, 1994, pp. 189-206.

18 Il faut reconnaître que, faute de données écrites et archéologiques, la question reste ouverte. Les inventaires après décès de fondeurs de caractères parisiens des années 1520 et suivantes ne parlent que de métal ou de matière sans autre précision. Pour progresser, il faudrait disposer de données sur leur approvisionnement, qui pour l’instant font défaut. Il serait aussi très profitable de procéder à des analyses métallographiques sur les caractères récupérés dans la Saône au XIXe siècle. Maurice Audin, Les Types lyonnais primitifs conservés au Département des imprimés, Paris, Bibliothèque nationale, 1955.

19 Harry Carter, A View of early typography, ouvr. cité.

20 Achim Fuchs, « Die Entwicklung der ostbayerischen Eisenverhüttung vom Mittelalter bis zum 30jahrigen Krieg », dans Die Oberpfalz. Ein europäisches Eisenzentrum. 600 Jahre grosse Hammereinung, Amberg, Berg-und Industriemuseum Ostbayern, 1987 (« Schriftenreihe des Berg-und Industriemuseums Ostbayern », 12/1).

21 Annie Parent, Les Métiers du livre à Paris au XVIe siècle (1535-1560), Genève, Droz, 1974. Le début du chapitre préliminaire est consacré à la période 1470-1500.

22 Ève Netchine, « Les artisans du métal à Paris », dans Hommes et travail du métal dans les villes médiévales, dir. P. Benoît, D. Cailleaux, [s.l.], A.E.D.H., 1988, pp. 29-60.

23 Chiffres tirés d’inventaires après décès d’imprimeurs et fondeurs de caractères parisiens des années 1530-1560 (Annie Parent, Les Métiers du livre, ouvr. cité).

24 A preuve, cette société constituée à Paris le 8 janvier 1550 « au fait de l’invention d’imprimerie », destinée entre autres à mettre en pratique une invention pour « réduire en cuivre, argent ou métal solide, les caractères, lettres et planches que les fondeurs, tailleurs et autres artisans ont accoustumé faire en plomb, estain, et bois ». L’entrepreneur, Abel Foullon, sorte d’ingénieur, s’intéressait à « la fonte en cuivre de caractères, figures et pièces d’artillerie ». Il avait pour associés Jean Érondelle, d’une famille d’orfèvres, autrefois graveur de coins de monnaie, Aubin Olivier, mécanicien de renom, et Pierre Gassen, négociant, allié aux fameux Plantin, imprimeurs à Anvers (Maurice Roy, Artistes et monuments de la Renaissance en France. Recherches nouvelles et documents inédits (deuxième partie), Paris, Picard, 1934, pp. 458-465).