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Calendrier des bergers. Préface de Max Engammare

Paris, Presses universitaires de France ; Genève, Fondation Martin Bodmer, 2008, 49 p. d’introduction (« Sources »). ISBN 978-2-13-056736-3

Frédéric BARBIER

Nouans-les-Fontaines

Originaire de Zurich, Martin Bodmer s’est constitué au fil des années une bibliothèque destinée à concrétiser le concept goethéen de Weltliteratur. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il se rapproche du Comité international de la Croix Rouge. Son engagement l’amènera bientôt à s’établir à Genève. La Bibliothèque Bodmer peut être transférée à Cologny, aux portes de la ville, en 1949 – elle sera officiellement inaugurée deux ans plus tard. Martin Bodmer disparaît en 1971, confiant la Bibliothèque à une fondation qui en assure depuis lors la gestion. La richesse des collections fait de la Bodmeriana une institution connue de tous les chercheurs, particulièrement en histoire de l’écrit (avec les Papyrus Bodmer) et en histoire du livre (depuis la Bible à 42 lignes3), un accent particulier étant mis sur la tradition des plus grands textes (derrière Dante et Shakespeare, mais aussi Molière et Goethe). Le fondateur avait le souci constant de mettre ses collections à la disposition d’un public plus large que celui des seuls spécialistes, et cette politique est systématiquement poursuivie par la Fondation, grâce à une présentation permanente, à des expositions temporaires et à des publications. Parmi celles-ci, la collection « Sources », créée en 2007, a pour objet de publier en fac-similé un certain nombre de textes exceptionnels, en reproduisant l’exemplaire genevois et en le munissant d’un présentation savante. Le Calendrier des bergers est le huitième titre de la collection.

Le Compost et calendrier des bergers paraît d’abord chez Guy Marchant à Paris le 2 mai 1491, et neuf autres éditions en sont données au XVe siècle, toutes sauf deux à Paris. L’exemplaire ici reproduit est celui de la collection Jean Bonna, l’actuel président du Conseil de la Fondation Bodmer : il s’agit d’un exemplaire de la troisième édition, sortie des presses toujours de Guy Marchant le 18 avril 14934. Les provenances sont prestigieuses, puisque l’exemplaire a été probablement acheté à la vente Huzard par le baron Pichon (1842), lequel le fait relier en maroquin bleu par Bauzonnet-Trautz (1843). A la vente Pichon, le Compost entre successivement chez Ambroise Firmin-Didot, puis chez Sir Thomas Brooke, chez Rahir, chez Grace Whitney Hoff et enfin chez Henri Burton…

Nous restons bien mal informés sur la carrière de Marchant, qui exerce à Paris, sur la pente de la Montagne-Sainte-Geneviève, à partir de 1483, et qui, pour Claudin, viendrait de la région sud de la Champagne, ou peut-être de Bourgogne. Mais son rôle d’« inventeur » apparaît de manière spectaculaire avec sa première Danse macabre, publiée en 1485 et illustrée probablement d’après les fresques du charnier des Innocents : le succès le pousse à publier le texte en français, dans la traduction du Troyen Pierre Desrey, puis à le décliner à travers différentes éditions (Danse macabre des hommes, des femmes, etc.). La publication du Calendrier des bergers illustre à nouveau, en 1491, cette capacité d’invention : la multiplication d’éditions de ce texte plusieurs siècles durant témoigne de la justesse de vue de Marchant.

« Prologue de l’acteur », édition du 18 juillet 1493 (Bibliothèque municipale de Valenciennes)

Écrite dans un style enlevé qui ne contredit en rien son caractère savant, la préface de Max Engammare présente d’abord l’objet du volume – un « calendrier » augmenté d’un certain nombre de suppléments, et dont l’origine est rapportée par l’éditeur à la tradition de la « science » des « bergers ». La figure du berger est bien évidemment une figure biblique, mais les bergers sont aussi les intermédiaires naturels de la sagesse humaine (parce qu’ils sont constamment contact direct avec la nature). On notera que le texte est présenté comme rapporté par un clerc qui aurait transcrit les enseignements de bergers bien évidemment analphabètes. L’image rend compte de la distance sensible, en cette fin du XVe siècle, entre la culture savante, fondée sur l’écrit et sur un mode de discours bien particulier, et la culture orale du plus grand nombre. Elle pose aussi la question du statut de l’auteur, implicitement présenté non pas comme l’inventeur du texte, mais bien comme un intermédiaire assurant l’adaptation d’un message dont il serait dépositaire5. En fait, les transformations du texte et de la structure du recueil d’une édition à l’autre témoignent du rôle déterminant joué par le libraire au niveau de l’écriture elle-même.

La partie la plus importante de la préface est consacrée à l’analyse du contenu éditorial. Cinq blocs se succèdent : le calendrier lui-même, puis l’« arbre des vices » et celui des vertus, le « régime de santé » et, enfin, l’astrologie et la « physionomie [physiognomonie] des bergers ». La présentation de la première partie, sur le calendrier, est l’occasion de rappeler un certain nombre d’informations sur le comput et sur sa tradition. L’« arbre des vices » est introduit par un procédé rhétorique rappelant celui relatif à l’auteur : au cours d’un repas chez Simon, Jésus demande à Lazare de démontrer la réalité de sa résurrection en rapportant à leur hôte les scènes auxquelles il aurait assisté dans l’autre monde. L’« arbre des vertus » suit celui des vices, par rapport auquel il est conçu de manière symétrique6. La qualité des gravures (l’homme dans sa nef, le mauvais riche sortant de son tombeau…) est aussi remarquable que pour celles illustrant les peines d’enfer.

Avec le « Régime de santé », nous changeons de registre, puisqu’il s’agit désormais non pas de s’assurer du passage dans l’au-delà dans les conditions les meilleures, mais bien de préserver la vie ici-bas. Le « régime de santé » est prôné, en théorie, par les bergers, et se fonde largement sur des jeux de correspondances entre parties du corps, « humeurs », mouvement des astres et succession des signes zodiacaux. La base du raisonnement est toujours assurée par la correspondance entre le microcosme individuel et le macrocosme de la Création : « l’homme est ung petit monde par soy », et toute action sur une partie de son corps s’appuiera sur la connaissance des signes généraux qui la commandent, les renvois d’un monde à l’autre étant constants. La même logique est à l’œuvre dans la dernière partie, consacrée à l’astrologie – laquelle est suivie de la « physionomie des bergers », autrement dit des indices qui, de l’apparence d’une certaine personne, permettent de déduire certains éléments de son caractère. Un certain nombre de textes plus littéraires referme le recueil, dont le Dit des oiseaux et le poème du limasson [= escargot]. Une place spécifique est faite à l’illustration, dont la qualité est exceptionnelle. Max Engammare rappelle (pp. 22 et suiv.) que les bois circulent d’un atelier à l’autre – ce qui permet de limiter les coûts en rentabilisant l’investissement –, et que des arrangements sont souvent probables entre les professionnels, notamment pour les exemplaires sur vélin proposés par Vérard. L’examen des éditions montre que les bois parisiens se retrouveront à Troyes en 1529.

La question de l’auteur est évidemment posée : Max Engammare propose avec une grande prudence de l’identifier avec un certain Symon Clades, par ailleurs pratiquement inconnu. Avouons que, sans la découverte d’une pièce emportant la décision, nous restons, comme le préfacier lui-même, quelque peu dans l’expectative. Plusieurs auteurs peuvent d’ailleurs être intervenus dans la rédaction de ce qui apparaît comme un ouvrage relativement composite – on pourrait presque parler d’un recueil réunissant les textes jugés utiles pour construire un viatique de la vie quotidienne. L’imprimeur-libraire a très certainement joué un rôle décisif dans la conception du volume, changeante au fil des éditions successives, voire dans sa rédaction.

L’un des effets les plus importants de cette « première révolution du livre » que représente la révolution gutenbergienne réside en effet dans la réorganisation profonde qu’elle impose au champ littéraire dans son ensemble : le jeu des différents acteurs, de l’auteur au lecteur en passant par le libraire et par l’imprimeur, devient beaucoup plus complexe, et la typologie des fonctions se fait plus diverse. Les sciences de la communication proposent traditionnellement une analyse fondée sur le schéma linéaire production / transmission (diffusion) / réception (consommation). Ce schéma, que suit encore Robert Escarpit dans sa Sociologie de la littérature (1959), est rendu obsolète dans le domaine du livre par l’invention de la typographie en caractères mobiles : Max Engammare ne le rappelle pas, mais la figure du « lecteur idéal » hante déjà le travail du ou des auteurs, et celui du libraire de fonds7, tandis que le lecteur réel s’approprie le texte en fonction d’un horizon d’attente pour partie construit à partir de ses lectures antérieures. S’appuyant sur la meilleure description disponible du Calendrier, celle donnée par le catalogue des incunables de la Bodléienne8, Max Engammare détaille les interpolations repérées dans le texte – y compris des passages du Narrenschiff – qui donnent une dimension tout à fait réelle à la notion d’intertextualité.

Si le champ littéraire est profondément réorganisé à la suite de l’invention de l’imprimerie, il est naturel que le commentaire fasse une place, même limitée, au problème de la diffusion du Calendrier et de sa tradition. Max Engammare indique (pp. 13-14) que celui-ci s’adresse « aux riches lettrés, véritables destinataires du volume », sans que pour autant le monde des clercs soit absolument exclu du lectorat9. L’essentiel cependant est apporté par le « Répertoire bibliographique des éditions anciennes du Calendrier des bergers » publié aux pp. 41-49. Quarante-sept notices bibliographiques sont présentées, de la première édition incunable (2 mai 1491) à l’édition liégeoise de 1786, et un certain nombre de descriptions ont été revues sur les exemplaires eux-mêmes, notamment à Londres, parfois de la manière la plus précise (cf. les variantes entre les nos 3 et 4)10. Dans certains cas, l’auteur propose de corriger la date de publication (par exemple pour le n° 13, de 1503). Cette liste constitue la bibliographie la plus récente et la plus complète du Calendrier des bergers et a, à ce titre, vocation à devenir un travail de référence.

En l’absence d’autres sources, l’étude des exemplaires conservés permettra seule d’approcher davantage la problématique de la réception – ce qui n’était pas le propos du préfacier – et de montrer comment un texte et un livre initialement destinés à une clientèle privilégiée, voire très privilégiée (cf. l’exemplaire de Charles VIII) est progressivement diffusé, au XVIe siècle, de manière de plus en plus large à Paris et dans les grandes villes de province, avant d’entrer, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, dans les collections « populaires » de la « Bibliothèque bleue ». La publication de ce fac-similé, exemplaire par le soin donné à sa réalisation matérielle et par le caractère savant et pertinent de son commentaire, est là pour témoigner de ce que la réception du vénérable Compost et calendrier des bergers reste d’actualité en notre début de IIIe millénaire.

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3 Bibliotheca Bodmeriana, Inkunabeln, Cologny-Genève, Fondation Bodmer, 1976, p. 175, Inc Bodmer 259 (« Inkunabeln in Familienbesitz »).

4 Cinq exemplaires sont conservés au total, d’ap. l’ISTC.

5 Frédéric Barbier, « Gutenberg et la naissance de l’auteur », dans Gutenberg Jahrbuch, 83, 2008, pp. 109-127.

6 La qualité du fac-similé est excellente, tout au plus remarquera-t-on que la gravure de la « Tour de sapience », originellement présentée en dépliant, est ici incluse dans le texte.

7 Wolfgang Iser, Der Implizierte Leser. Kommunikationsformen des Romans von Bunyam bis Beckett, München, Wilhelm Fink, 1972.

8 A Catalogue of books printed in the fifteenth century now in the Bodleian Library…, vol. II, B-C, Oxford, Oxford Univ. Press, 2005, notice C-030 (décrivant un exemplaire de l’éd. parisienne du 10 IX 1500).

9 Le nombre des exemplaires conservés est généralement très faible, ce qui laisse à penser que l’ouvrage a plutôt été diffusé en dehors des maisons religieuses. Pour autant, on trouve des clercs parmi les lecteurs : le seul exemplaire connu de la première édition (1491), aujourd’hui conservé à la Mazarine, ne provient-il pas de la bibliothèque de Notre-Dame de Paris ?

10 Les éditions anglaises ne sont pas répertoriées.