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Daniel Roche : dialogue avec Christophe Charle sur l’histoire du livre

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Christophe Charle : Comme le savent tous les historiens qui t’ont lu, tu as d’abord participé à l’enquête Livre et société dans le cadre de ce qui était à l’époque la VI e section de l’E.P.H.E., l’actuelle E.H.E.S.S. Dans l’avant-propos de ton livre, Les Républicains des lettres tu soulignes la fécondité d’une démarche collective et interdisciplinaire appliquée à l’objet livre qui permet de relier la traditionnelle histoire des idées ou histoire littéraire avec une histoire des pratiques. Elle permet aussi de faire un inventaire des différences et des décalages pour la diffusion de la novation intellectuelle. Ce programme de recherche, qui a maintenant près de cinquante ans, te paraît-il toujours valide aujourd’hui et, s’il y en a, quelles seraient les inflexions à lui faire subir ?

Daniel Roche : Je connaissais François Furet depuis 1958 et après 1960-1962, quand j’ai été nommé à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, je suivais le séminaire qu’il organisait avec Emmanuel Le Roy Ladurie et dont une des orientations était de réinterroger les problèmes de la culture, de l’alphabétisation et de la scolarisation dans la France du XVIIIe siècle. Les volumes I et II de Livre et société sont sortis de ce travail en 1965 et 1970.

J’ignorais tout de l’histoire du livre, mais la réflexion collective à laquelle j’étais associé et qui s’appelait au départ « Littérature et Société » me l’a révélée comme le meilleur moyen de dépasser ou de réinterroger les approches des historiens et celles des littéraires et des historiens des idées. L’équipe intégrait quelques-uns des meilleurs, tels que Jacques Roger, Jean Erhard et Geneviève Bollème, spécialiste de la culture populaire. La démarche qu’organisait Furet et que patronnait Dupront a d’abord interrogé les textes canoniques, D. Mornet, J.-P. Belin1 (le commerce du livre prohibé, en reprenant les termes du travail de H-J. Martin et L. Febvre) et en posant l’hypothèse qu’une analyse statistique de la production et de la lecture éclairerait les composantes majeures de ce que la société française pourrait lire et lisait.

Livres et lectures étaient dès le départ inscrits à l’agenda de l’enquête dont les fondations étaient le dépouillement statistique des séries de privilèges et permissions tacites consultables dans les archives de la Librairie. Ce sont ces analyses qui ont montré très clairement, et pour la première fois, l’écart entre les productions novatrices et, pour dire vite, les vecteurs philosophiques, scientifiques, économiques des Lumières, et la masse de la production plus utilitaire et plus conservatrice où les permanences l’emportaient sur le changement et entretenaient par l’esthétique – la poésie –, la religion, le droit et l’histoire, les principes, interrogés mais toujours au service de la tradition qu’on imaginait moins forte. L’effort philosophique est là, mais dans une autre perspective que seules les études sur les pratiques culturelles pouvaient faire comprendre. L’effet a été surprenant parfois, et mal compris en particulier par de nombreux spécialistes des Lumières, en France ou en Italie, et l’on peut rappeler le titre d’un grand compte-rendu de Furio Diaz : non l’Ange conducteur n’a pas fait la Révolution, personne n’avait songé à l’écrire2.

Au total, c’est plus par les questions posées et à suivre que ces résultats importent. D’abord, ils ouvrent la voie à une comparaison chronologique (comme le montre avec une érudition critique et une science bibliographique exemplaires la thèse de H.-J. Martin consacrée au XVIIe siècle). Ensuite, ils sont à l’œuvre dans les études sur le livre et la lecture ayant abouti à l’Histoire de l’édition française, qui reste un modèle. Le programme de recherche me semble avoir encore sa valeur, et il est certain qu’on aurait les moyens, avec la micro-informatique et la mise en ligne des catalogues bibliographiques, de le mener à bien au moins avec les sources imprimées.

Toutefois le moteur de l’enquête et l’objet des discussions tournaient autour de la question de la Révolution, fille des idées, confrontées au social, à l’économie. L’extension en amont ou en aval n’a pas eu la même résonance, et il faudrait trouver, au-delà de l’approche globale bibliothéconomique, les questions susceptibles de mobiliser les générations actuelles. Une partie du programme sociologique lié à la connaissance des effets de la scolarisation reste à conduire, même en France, surtout dans des perspectives qui vont du lire au livre. Ainsi, le problème des traductions à travers l’Europe nous a intéressé sans qu’en 1965 on puisse l’aborder concrètement. Une autre question très importante relève de la globalité des systèmes de communication et de leur pédagogie différente – ainsi du rapport à la presse et à l’image. Enfin, en 1965, j’avais été chargé de réfléchir au moyen d’utiliser la documentation comme le prouve la note 16 de la « Librairie du Royaume de France », et j’avais élaboré la classification retenue pour classer les livres. En me référant aux travaux théoriques du temps, ceux des libraires et ceux des bibliothécaires, j’ai découvert un des grands problèmes de la mise en pratique culturelle, la variété et le rôle des classements, leur changement aussi. Reprendre le problème pourrait être un moyen de travailler à une histoire de l’abstraction, et dans ses gestes, et dans ses effets : les espaces du livre et de la lecture sont révélateurs des différences globales (les productions, les équipements) et des choix sociaux (les consommations, les marges).

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C. C. : Tu as pratiqué à nouveau l’histoire du livre au sens classique dans d’autres œuvres, mais elle y joue un rôle adjacent ou complémentaire par rapport à d’autres approches plus globales.

Je pense en particulier au chapitre du Peuple de Paris où, à travers l’indicateur des pratiques de lecture ou des pratiques culturelles, tu complètes le portrait social, économique, matériel des couches populaires parisiennes pour souligner que l’indicateur livre ou lecture ne permet qu’imparfaitement de comprendre leur rapport à l’imprimé et à la lecture. Je suis très frappé par le fait que tu anticipes ici sur beaucoup de travaux concernant le XIXe siècle pourtant considéré comme le siècle de la généralisation de la lecture et de la diffusion du livre. Plus les travaux avancent et plus on mesure la diversité et l’inégalité des pratiques de lecture au sein de ces catégories, malgré le fait qu’il s’agit maintenant en principe d’une norme dominante et soutenue par toutes sortes d’institutions ou groupes organisés qui pratiquent le prosélytisme en leur direction. Ne penses-tu pas qu’il faudrait pratiquer une lecture croisée des recherches sur les divers siècles pour enrichir les questionnaires des uns et des autres qui, trop souvent, s’ignorent ou redécouvrent ce que leurs prédécesseurs d’autres époques ont déjà établi ? N’est-il pas dommageable d’avoir calqué les périodisations de l’histoire du livre et des pratiques culturelles sur les découpages classiques empruntés à d’autres branches de l’histoire ?

Daniel Roche : Je ne suis qu’un historien du livre amateur, par rapport à ceux qui, avec Henri-Jean Martin, ont eu la chance de connaître les livres à toutes les étapes de leur fabrication, de leur matérialisation de leur mobilisation. Le travail des conservateurs, des bibliothécaires demeure fondamental, il élabore le matériau et souvent en livre une analyse première dont on ne peut se passer. Celui de la bibliographie mène à la sociologie des textes et permet de faire converger la bibliographie matérielle et la théorie littéraire, l’analyse des formes expressives et celle des usages sociaux, culturels.

Le Peuple de Paris témoigne de ma rencontre intellectuelle et amicale avec Henri-Jean Martin et de son accueil dans son séminaire de l’École pratique des hautes études. Mon propos a été d’abord de comprendre l’écart entre une alphabétisation très forte, relativement certes, mais sûrement et, finalement, la faible présence du livre dans les inventaires. Le peuple n’est pas l’espace propice pour l’étude bibliographique et le matériau, l’inventaire après décès, n’est pas très commode quand il s’agit de la bibliographie. Je suis donc resté un peu en marge de l’histoire du livre, qui lie étude des objets matériels et études des textes, en m’interrogeant sur la présence du livre, sur son évolution dans le temps, sur la mesure de l’accroissement possible, sur la pesée de ses supports et, en quelque sorte, sur les pratiques sociales des livres, en bref sur leurs cheminements.

La généralisation de la lecture est certainement un trait caractéristique de la société parisienne du XVIIIe siècle, mais le livre peut être replacé dans un ensemble de moyens et de lieux, dans des appels à la consommation qui incitent, sinon à la possession, du moins à la circulation et à l’usage. Le mouvement n’a pas commencé avec la « crise de la conscience européenne », et il ne s’achève certainement pas avec la Révolution. Ce qu’il faudrait reprendre, pour voir mieux la complexité des changements dans leurs causes et dans leurs effets, c’est la dynamique qui est à l’œuvre et qui s’incarne dans certains types de publications imprimées, et dans certains lieux.

La conjoncture de ces mouvements reste très forte : ainsi les crises économiques, la Ligue, la Fronde, l’aube du XVIIe siècle, quand se mêlent les explosions politiques et les revendications sociales, sont des moments de production imprimée de tous ordres. Leur diffusion est large, leurs effets manipulateurs travaillent, ce qui n’est pas encore une opinion publique, mais peut-être déjà une opinion civique très largement discutée. Je crois que l’on pourrait encore suivre la continuité modifiée des ouvrages majeurs de la diffusion des normes, je songe aux Arts de Mourir ou aux Sermons qu’étudie Isabelle Brian, et de tout ce qui est littérature d’apprentissage. On en a esquissé l’approche avec les guides de La Ville promise, et la comparaison internationale serait révélatrice d’autres décalages. Ainsi le rapport à l’imprimerie et à la lecture est-il à rapprocher des formes de la sociabilité, des situations de capacité à la lecture, le café, l’atelier, le voyage, la paroisse, etc., des manières de lecture, le prêche, la lettre familiale, l’isolement studieux. L’important, c’est peut-être la présence mêlée de tous ces niveaux de lecture, de toutes ces façons de lire, de toutes ces possibilités d’accès au lire où ce n’est pas forcément la possession qui l’emporte. Au XVIIIe siècle à Paris, le nombre de livres possédés s’accroît, le nombre moyen d’ouvrages possédés est faible et ne s’accroît pas (mais la possession concerne les intégrés), enfin les contenus changent peu pour ces catégories avec une écrasante proportion dévote. Si l’on croise cela avec d’autres indices de changement, les mauvais discours d’Arlette Farge, les ouvrages porno-philosophiques de Robert Darnton, on peut penser que la source masque le changement qu’on peut suivre dans des répertoires divers sans valeur ou trop fragiles pour être enregistrés. Les chansons, les livrets et libelles, les images, les spectacles, les affiches, les journaux prolifèrent. La capitale, la ville imposent la lecture et l’écriture, du travail à la lecture de l’espace, de la politique à la rigolade.

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C. C. : L’histoire du livre et de la lecture, à mesure qu’elle a raffiné son questionnaire, s’est progressivement isolée comme une branche autonome de l’histoire, avec une forte identité au sein de ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire culturelle, mais aussi avec des questionnaires ou des approches de plus en plus diversifiées. C’est sans doute une évolution normale qu’on retrouve dans la plupart des spécialités historiques antérieures. Ta pratique de l’histoire marquée par un renouvellement régulier de tes sujets d’étude (les élites culturelles, le peuple, les cultures urbaines, la mobilité, le cheval) signale au contraire une volonté de rester un historien combinant les diverses méthodes ; de même ta capacité à recouper les diverses spécialités, voire à transgresser les périodes puisque tes derniers livres débordent largement la coupure histoire moderne/histoire contemporaine. Penses-tu que cet encyclopédisme d’objet et de méthode et cette pratique au long cours sont encore tenables pour les générations nouvelles ou bien la spécialisation et la massification de la production vont-elles rendre impossible cette approche globale qui est encore la tienne ?

Daniel Roche : Je reste fidèle à l’histoire sociale de la culture plus qu’à l’histoire culturelle du social ou à l’histoire culturelle tout court. Ce n’est pas simplement une rhétorique, mais un choix de méthode et de principes, je ne pars pas des objets mais des relations sociales qui se tissent autour d’eux. Il en va ainsi des livres que j’ai retrouvés dans des situations spécifiques : bibliothèques de savants (Dortous de Mairan a été l’occasion d’expérimenter la validité de l’interprétation des classifications de Livre et Société à une échelle individuelle), genre essentiel de grande diffusion, populaire par la généralité (les Arts de la mort), ou encore bibliothèques de catégories (les lectures de noblesse).

Dans les Académies de province, une partie du travail repose sur l’analyse des niveaux d’échange, écrits manuscrits, correspondances, publications, bibliothèques, échanges de livres. J’ai participé à ce travail de diversification de l’histoire du livre et de la lecture dans l’histoire culturelle, mais en suggérant de la rapporter à un questionnement de base, la fonction sociale, l’économie des usages.

Trois textes théoriques ont compté et continuent de compter fortement pour moi à cet égard : « Histoire littéraire et sociologie », ainsi que le « Programme d’étude sur l’histoire provinciale de la vie littéraire », de Gustave Lanson, que j’ai lu en 1966 dans l’édition d’Henri Peyre – c’est mon enracinement durkheimien3 ; mais aussi « Champ intellectuel et projet créateur » de Pierre Bourdieu, en novembre 1966, dans Les Temps Modernes4 ; bien sûr, j’ai lu d’autres choses depuis, notamment tes travaux sur l’histoire des intellectuels, mais ces trois références et l’interrogation d’ensemble que suppose la définition de sphères de légitimation dans le champ intellectuel et dans le champ d’application sociale des règles, m’autorisent encore à qualifier et à hiérarchiser les engagements, les positions, le rapport social des œuvres aux pratiques. L’Histoire des choses banales, celle de la mobilité et de son contrôle, sont des contributions à l’histoire de l’acquisition des comportements et à leur mise en pratique, l’ajustement au monde social. Si je reste un historien de l’Ancien Régime, si je combine plusieurs types d’interrogation, c’est sans souci des coupures académiques trop précises, et j’utilise souvent des formules contestables du genre « société ancienne », « société traditionnelle ». Je reste persuadé que notre travail d’historien est de mêler les écheveaux du temps plutôt que de les démêler par niveau, par palier. Les temporalités braudéliennes m’intéressent d’autant plus qu’elles s’enchaînent ensemble et en des structurations hétérogènes. Le choix des objets variés qui sont rappelés montre la variation de l’organisation des totalités, leur révélation dans l’échange, la communication. « De la cave au grenier », pour reprendre le titre de Michel Vovelle, m’intéresse à condition de penser la relation dans un système d’interrelations.

Ainsi, la leçon qui compte le plus pour moi dans l’analyse des Académies provinciales et parisienne, c’est qu’elle a ruiné la détermination simple et l’identification sociale admises des Lumières : l’autorité intellectuelle des académies médiatisée dans leur action, leur recrutement avec une dynamique gestionnaire, justificatrice d’une politique, et en même temps le droit de s’exprimer dans un champ large d’action. Partir du livre et de l’imprimé permet de conserver cette capacité de mesure du changement. C’est pourquoi j’ai consacré beaucoup de place à l’inventaire des livres, au support de la mode, au moyen des transformations, au lieu de définition de la norme vestimentaire, aux occasions de saisir les pratiques ; les recueils de costume, les civilités, les journaux de mode, l’Encyclopédie, le livre médical. C’est pour moi une capacité à lier les représentations aux pratiques, la culture matérielle à la culture de l’intelligence, l’ordre des apparences à la politique du langage.

Je prolonge autrement cette façon de faire dans Humeurs vagabondes, avec une invitation à reprendre l’analyse en tenant compte de tous les paramètres que livre l’histoire du livre : éditions, collections, commerce, traductions. Je vais tenter la même opération du XVIe siècle au XIXe siècle pour la littérature équestre. Pourquoi ce schéma d’analyse ne pourrait-il être repris ? À mon sens, il faudrait casser les réformes, les reprendre pour restructurer la spécialisation et la recherche collective, l’enseignement de la recherche par la recherche. La massification de la production historienne est en recul et le domaine de la lecture comme celui de l’écriture se transforme. Si l’on peut convaincre de la richesse d’une formation plus globale, moins close, c’est sans doute en ouvrant les questionnaires le plus largement possible par rapport à notre présent.

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C. C. : L’histoire du livre dès son origine avait un lien avec un discours critique. Le livre, support des Lumières, avait partie liée avec la contestation, la circulation des pensées hétérodoxes. Aujourd’hui, avec les révolutions techniques en cours, il apparaît comme menacé de toute part par de nouveaux modèles de communication.

D’un côté, la question de la numérisation des bibliothèques menace l’accès public au livre au profit de conglomérats aux moyens bien supérieurs à ceux des administrations traditionnelles, tandis que toute l’économie du livre scientifique est mise en péril par le manque de ressources des bibliothèques publiques ou universitaires qui doivent restreindre leurs achats au profit de multiples abonnements à des bases de données numérisées.

De l’autre, la volonté de certains évaluateurs de la production scientifique d’utiliser la bibliométrie selon un modèle emprunté aux sciences de la nature, celui de l’index des citations, tend à bousculer la hiérarchie des productions scientifiques en sciences humaines et sociales au détriment du livre original. Pour toi qui as connu l’époque heureuse des sciences humaines triomphantes et de la vogue du livre d’histoire à la fois érudit et largement lu, sommes-nous en train de vivre un basculement qui remet définitivement en cause le livre comme instrument critique et porteur de la novation ?

Daniel Roche : J’ai commencé dans mes réponses à tes questions précédentes à me rapprocher de ces interrogations. La numérisation peut être un instrument extraordinaire de travail, la mise à la disposition rapide de textes autrefois dispersés et souvent peu accessibles. En même temps, il faut réapprendre à lire, car l’écran n’est pas la page, la virtualité numérique n’est pas le livre ni la bibliothèque, mais une accessibilité fragmentée. Pour des raisons toutes circonstancielles, j’ai abandonné mon apprentissage des nouvelles façons de lire pour sauver ce qui me restait de capacité à lire et à écrire de façon traditionnelle.

Le problème, tel que l’abordent Roger Chartier ou Robert Darnton, me paraît double. En premier lieu, il s’agit de créer une nouvelle critique à partir de la fragmentation non hiérarchisée, sinon par la thématique : en bref, il faut une nouvelle recontextualisation, qui doit enseigner la dimension de l’originalité, la relativité des catégorisations et leur nécessaire définition dans des ensembles, la nécessité de la critique justifiée par rapport à la reproduction qui tend à servir de travail. Dans l’enseignement supérieur, l’antidote à l’ordinateur pourrait être les archives qu’il faut à chaque fois comprendre et replacer dans l’interaction du système intellectuel qui les ont produites. L’informatisation des archives est un des éléments de cette reconquête.

En second lieu, l’importance des thèmes d’enseignement devenant le moteur interactif des engagements, il faudrait peut-être repenser autour d’eux les premières années de la formation. Une nouvelle culture historienne devrait reposer sur la capacité à intégrer une histoire ouverte, et non plus enfermée dans les limites chronologiques et nationales habituelles, sur la possibilité de mobiliser l’information des bibliothèques grâce à l’informatique, sur la mise en commun des acquisitions. On pourrait peut-être enfin parler, sinon de didactique, au moins de pédagogie en donnant plus de place à ces échanges – le livre lu à plusieurs dans son actualité –, plutôt qu’à l’équilibre cours-T.D., concours-examens. On pourrait être plus tuteur directement, pas seulement comme aux États-Unis, grâce à l’ordinateur. À partir des mutations actuelles, dans leur approche critique, peut-être pourrait-on ressaisir notre capacité, par de nouvelles lectures comme par d’anciens recours à l’écrit imprimé ou autre, à produire de nouvelles œuvres. L’histoire à long terme, reposant sur le livre, est un moyen de faire comprendre cette capacité à faire parler les objets. Il est certain qu’à l’âge des musées d’histoire nationale, on aurait besoin d’un autre climat intellectuel et politique pour penser librement cette conversion.

C’est une vieille plaisanterie de suggérer qu’avec l’âge, on doit se faire éditeur de textes, Lucien Febvre l’appliquait à Seignobos. Mais comme toujours, il y a une part de vérité dans les blagues. Il existe encore de vastes corpus de sources qui pourraient être mis à jour et qui jalonnent la période moderne. Le travail sur Hardy a un triple enseignement : il permet de conclure une entreprise de sauvetage et de la livrer à la communication internationale. Il regroupe, grâce à l’effort personnel de Pascal Bastien et de Sabine Juratic, de l’université Laval et de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, une équipe dont le fonctionnement pourrait être plus resserrée, mais c’est la déstructuration du travail de recherche et l’éclatement qui imposent un échange indirect, mais réel, grâce à l’informatique. Au total, c’est une relecture du texte dans tous ses aspects qui est désormais accessible et que l’on permet de voir s’élargir dans l’élargissement (l’accroissement ?) des questions au-delà de l’édition imprimée.

Le livre et la lecture y tiennent une bonne place. Il y aurait d’autres secteurs à développer : je ne suis pas sûr que l’histoire de la culture matérielle soit achevée ; dans un domaine plus « culturel », l’histoire des théâtres et des troupes de théâtre est à peine entamée pour la période moderne, en comparaison avec tes propres travaux sur le XIXe siècle ; que dire de l’histoire des réalités figuratives que souhaitait voir se développer Pierre Francastel et qui encadrait autrement la sociologie historique des arts ?

Parler pour ces thèmes d’interdisciplinarités est quelque chose de presque impossible, car jamais les disciplines n’ont été aussi peu claires les unes par rapport aux autres. Des regroupements institutionnels efficaces vers 1960-1970 n’ont plus d’impact de ce point de vue, ainsi que le montre la Société d’histoire du XVIIIe siècle. L’enjeu est d’imaginer des protocoles de regroupement et des manières de rassembler qui ne pourront être à l’image des séminaires que nous avons eu la chance de connaître ou de tenter d’animer. La clef, c’est qu’ils n’enfermaient personne dans un sujet ou une période, mais qu’ils incitaient à croiser l’analyse des méthodes avec celles des problèmes, celle des documentations avec celles de leurs mobilisations diverses. Il est assez difficile de voir où nous allons, mais il serait peut-être important de commencer à concrétiser dans les pratiques pédagogiques le refus des fausses révolutions imposées, par le haut, L, M, D5, concurrence des concours de financement et du travail de formation, interrogation théorique valide et non pas étalage de confitures dans le vent.

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1 J.-P. Belin. Le Commerce des livres prohibés à Paris de 1750 à 1789, [Reprint], New-York, B. Franklin, 1965.

2 Furio Diaz, « Metodo quantitativo e storia delle idée », dans Rivista storica italiana, LXXVII (4), 1966, pp. 932 et suiv.

3 Gustave Lanson, Essais de méthode, de critique et d’histoire littéraires, Henri Peyre (éd.), Paris, Hachette, 1965.

4 Les Temps modernes, n° 246, novembre-décembre 1966, pp. 865-906.

5 Licence, master, doctorat.