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Paul Hartmann

Histoire intellectuelle d’un itinéraire éditorial

Agnès CALLU

CNRS IHTP

Poser la personnalité de Paul Hartmann dans une discussion triangulaire associant Strasbourg, le livre et les bibliothèques du XVe au XXIe siècle ouvre le débat, oblige au pas de côté, est prétextuel aussi.

De fait, l’observation d’un profil comme celui-là écarte les frontières, car si Strasbourg est bien inscrit dans la sphère d’étude à travers la Nuée bleue1, l’orbe alsacienne est très largement dépassée par une « carrière », en définitive, intellectuellement parisienne. Ensuite, l’exercice monographique, à la condition de ne pas se contenter du déchiffrement de la socio-genèse d’une « élite » locale2, déplace l’objectif puisque, chez Hartmann, jamais de sédentarisation strasbourgeoise. Enfin, décider de regarder en longue durée une trajectoire d’éditeur, comme vient de le faire dernièrement, à la manière d’un portrait de groupe, l’historien des idées François Dosse3, compose une écriture de l’histoire renouvelée. Ce procédé retient en sorte que, appliquant au biographique l’histoire culturelle, il est utile d’observer la complexité d’un individu dans le périmètre désormais élargi d’une histoire sociale des représentations4.

Ici, pas de récit monolithique mais, comme l’aurait proposé Ricoeur, « reparcourant une vie »5 dévouée à l’édition et durablement associée, dans les imaginaires collectifs, à l’édition strasbourgeoise, davantage une analyse par séquences thématiques, incarnant ce qui, aux fondements, assure la signature sociale, culturelle et intellectuelle d’un homme demeuré méconnu.

En note séminale – et le dossier critique est ainsi posé sur la table –, il importe de relever les lacunes du matériel d’étude. Cela est vrai, le corpus Hartmann détenu par l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, l’IMEC, est ultra fragmentaire quand il est essentiellement composé d’épreuves et de premiers tirages d’ouvrages6. Cependant s’y découvrent des correspondances au long cours qui, si elles témoignent des affinités électives d’Hartmann, renseignent, sinon à l’avers, en oblique, sur les coudes d’une vie éditoriale.

C’est pourquoi, prenant la mesure des sources et les adaptant à l’objet biographique, une démonstration, obéissant à une rythmique ternaire active sur trois registres différenciés, est convaincante : premièrement, on s’attache au capital symbolique de l’Alsace chez Hartmann ; deuxièmement, les manifestations de l’engagement chez Hartmann sont analysées ; troisièmement, et désormais enrichi des deux premiers points, le trait moderne dans le travail éditorial de Paul Hartmann est porté à l’étude.

HARTMANN ET L’ALSACE

Pas de place au discours historié ou anecdotique rapportant une tranche de vie alsacienne mais trois points significatifs sont regardés, puisque leur seuil de représentativité fait sens pour l’historien : d’abord, l’origine alsacienne d’Hartmann ; ensuite, une amitié réputée « alsacienne » ; enfin, une maison d’édition et une librairie alsaciennes.

De fait, considérer l’implant natal comme culturellement déterminant n’est pas invalide7. Paul Hartmann est né en 1907 à Colmar. Et il en était de même de ses parents, Auguste et Marthe Baetz. Peu d’éléments sur la jeunesse alsacienne d’Hartmann sinon que, bon élève, il débute à Strasbourg des études de médecine, héritier, bourdieusien en cela, de son père8. La duplication du modèle s’interrompt toutefois à mi-parcours quand Hartmann, à dix-neuf ans, fonde la Nuée Bleue9.

Le second point serait, loin du seul aléatoire d’un lien, à creuser autour d’une amitié de quarante ans avec Berthold Mahn10. Les échanges de lettres, suivis, voire rapprochés, composent une brèche dans l’intimité quotidienne d’une relation amicale, presque fraternelle. Les Mahn, Berthold et Amélie, écrivent aux (en un seul mot) « PoletMadé »11 – Madé, pour Madeleine Charléty, fille de l’historien recteur académicien dont le nom est accolé à celui du célèbre Stade, et devenue Mme Paul Hartmann en 1931, mère de sept enfants. Berthold et Paul sont très unis et leur correspondance rapporte une fidélité nourrie d’affection et de goûts partagés12.

Assurément, Berthold Mahn n’est pas alsacien (son père est né en Silésie, sa mère est luxembourgeoise et lui, voit le jour à Paris)13, mais dans une lettre de septembre 1950 où, pour la première fois Berthold tutoie Paul, le premier dit au second : « Mon vieux Paul, on dirait bien que je suis, comme toi, Alsacien »14. Effectivement, de 1931 à 1968, le fil de deux vies ressenties alsaciennes se déroule/s’enroule sous les mots d’une correspondance extrêmement attachante. Outre l’admiration mutuelle pour Rimbaud (Hartmann en sera l’éditeur scientifique)15 et Stendhal (Mahn s’enthousiaste d’une lecture à haute voix de « La Chartreuse »)16, s’y lisent les amis communs : Georges Duhamel17 et Charles Vildrac18 ; le travail commun : Berthold, poussé dans la voie artistique par Albert Gleizes19 (il expose au Palais de Tokyo dans la décennie 1950), dessine, presque en continu, pour les ouvrages publiés par Paul et sa belle-fille, Marianne, travaille dans l’entreprise ; les idéaux politiques communs, bien sûr.

Berthold aime tant Paul qu’il confie une de ses correspondances (professionnelle) à une graphologue au milieu des années 1930. Cette dernière écrit :

Paul Hartmann : Écriture claire, sobre, supérieure – Intuition inventive et créatrice – Esprit de théorie et de système – Beaucoup d’imagination – Sensibilité intellectuelle – Esprit lucide cherchant en tout la lumière – Caractère indépendant, mais simple – Volonté de contradiction – Tempérament nerveux et sensible – Se mettant à l’abri envers la société par un masque de froideur afin de se défendre – Prudence en affaire ; clarté, honnêteté – Rien de faux, rien de dissimulé dans cette lettre.

Berthold Mahn annote l’analyse d’un « Oui, comme c’est vrai » [suivi de quatre points d’exclamation »20.

Le troisième élément est fortement topographique parce que, en 1926, Paul Hartmann, en association avec la Librairie des Arts de la rue des Francs-Bourgeois à Paris car il est encore mineur, créé à Strasbourg une maison d’édition appelée « La Nuée bleue »21. L’opération est brève : un an, mais prometteuse, cela pour deux raisons différentes. La première consiste dans la publication, cette même année 1926, de trois titres, dont, en mai, Le Tourment de Jacques Rivière de François Mauriac, début d’une collaboration active22. Elle correspond surtout, par-delà le symbole, à la bifurcation fondamentale entreprise par Hartmann qui dorénavant embrasse « le monde des lettres ». Le facteur déclenchant est double23 : premièrement, Hartmann apprend le métier ; deuxièmement, il se constitue un réseau social. Son apprentissage est rendu possible par un stage effectué à Paris, son père acceptant de l’émanciper. Là, il découvre, sur place et sur pièce, le « métier du livre », travaillant gratuitement, en observateur, pour le compte d’une librairie spécialisée dans les éditions de luxe à tirage limité24. De surcroît, grâce à l’amitié de ses parents avec les imprimeurs colmariens Jung25, il apprend auprès de ces derniers, les techniques de la typographie et de l’héliographie. Pour se constituer un premier carnet d’adresse littéraire, Hartmann convoque deux cercles qui se construisent, empiriquement, à la faveur de rencontres : d’abord, chez le libraire parisien, Paul croise Valéry, Maurois ou Colette, ses premiers auteurs26. En Alsace, ensuite, le changement s’effectue par l’entremise de la marquise Agnès de Loÿs-Chandieu, tenant salon au château de Pourtalès, dans la Robertsau (au nord de Strasbourg), fréquenté par des « intellectuels » strasbourgeois27 mais réunissant aussi Mauriac donc, Émile Henriot, Louis de Broglie, Anna de Noailles ou Jean-Louis Vaudoyer28.

Pleine de promesses, la Nuée bleue encore car, loin de connaître une vie éphémère, elle s’installe dans la durée devenant, à mesure, le premier éditeur de livres en Alsace et dans l’Est de la France. Appartenant au journal les Dernières Nouvelles d’Alsace, elle propose aujourd’hui quelque 500 titres de fonds et 30 nouveautés par an. Elle offre un catalogue au spectre large : ancré dans la région mais ayant une ambition nationale, singulièrement, depuis la création en 2010, de la collection de livres d’art intitulée « La grâce d’une cathédrale »29.

Par ailleurs, non pas à Strasbourg mais à Colmar cette fois, en 1927, Hartmann lance une librairie portant son nom, active encore aujourd’hui sous la devise « Il y aura toujours un livre pour vous » et assurant la promotion d’ouvrages sur l’Alsace et son histoire30.

Aussi bien par ses origines familiales, par une amitié invoquant en imagination une terre promise partagée, par l’existence de deux structures « connectées » au livre, Paul Hartmann peut revendiquer, sans mentir, une identité alsacienne.

UNE AFFAIRE D’ENGAGEMENT

Mais l’engagement de Paul Hartmann intéresse hors de tout périmètre territorial. Les procédés de socio-histoire consistant dans l’analyse des reproductions ou rejets de convictions familiales ne sont pas opérants ici31. Pas de lettres montrant le surgissement d’un goût politique, pas de traces de coupures de journaux exposant la lecture de tel ou tel quotidien, pas de bibliothèque témoignant de lectures référentielles transfusantes, pas de fragments diaristes où l’auto-récit répondrait à l’attente.

Chez Hartmann, la désignation d’une conscience politique ne devient visible, comme chez beaucoup, qu’en 1940. Là, et par son activité dans le Renseignement et par l’élan d’une politique éditoriale qui prend parti, il montre que « Obéir c’est trahir / Désobéir c’est servir »32. Interrogé dans les années 1980 sur son « entrée dans la carrière »33, en résistance donc, Hartmann, avec flamme, en rappelle les circonstances. Sa résistance s’organise à Chambéry34, terre de son beau-père, où il peut se rendre grâce de faux-papiers fournis par Georges Duhamel (« j’étais intime avec lui », confie-t-il)35. Qualifiant son action sur place, Hartmann écrit : « Mon rôle était avant tout un rôle de renseignement, je n’ai jamais eu d’activité militaire ». Poursuivant, il déclare :

Ah ! le Renseignement, il faut être assez malin pour qu’on ne pense pas qu’il y ait des fuites. Comment pouvait-on penser que moi, innocent ramasseur de papiers, je pouvais être un des chefs de la Résistance de Chambéry ? Personne ne pouvait penser une chose aussi bête36.

De fait, Hartmann, sur le terrain, participe à l’abandon dans le maquis de la maîtresse du chef de la Gestapo. Il s’en souvient :

Elle avait comme spécialité de chasser le juif. Elle a cravaté en particulier un certain nombre de vieilles dames à qui elle piquait leurs bijoux. Elle était fabuleusement avide d’or et de diamants (...). C’est un des rares crimes que je connaisse, le reste, c’était la guerre37.

Par ailleurs, grâce à un réseau serré, Hartmann agit efficacement : non seulement, avec l’aide du sous-secrétaire de la Préfecture, il brûle dans une papeterie un fichier recensant 4 000 Juifs (les Juifs en question ne seront jamais arrêtés), mais encore, chaque jour, il aide à la fabrication de faux-papiers. Là, il enrôle Madeleine38 :

Ma femme imitait les signatures : elle a fait beaucoup de faux papiers avec des fausses signatures. Elle dessinait merveilleusement et faire une fausse signature lui est apparu tout de suite très familier, très facile. Ça l’embêtait un peu moralement mais elle s’y est plié très vite,

mais aussi une secrétaire de mairie Mme Manceron « qui avait les tampons, les cartes, bref tout ce qu’il fallait » (sic) et Henri Bozon, pierre angulaire d’un système éditorial bis39. Hartmann raconte le fonctionnement de « sa petite entreprise ».

Dès la fin 1940, le bureau de Bozon était un lieu où se rencontraient de nombreux opposants au régime de Vichy et où se faisait un commentaire des nouvelles. Outre l’emploi d’ouvriers résistants, auquel il laissait toute liberté de mouvement pour leurs missions, il cachait ou planquait qui faisait appel à lui avec une confiance presque excessive. Il a caché durant la fin de l’Occupation, les biens d’une famille juive déportée et a pu les restituer à une des filles rescapée d’un camp. Il a imprimé, à un prix défiant toute concurrence, à 2 000 exemplaires, l’ouvrage de Maritain À travers le désastre40 pour mon compte et acceptant de prendre tous les risques. Il a fait de même à 2 000 exemplaires encore avec Vers l’armée de métier du général de Gaulle41 dont la parution a lieu le 18 mars 1943 (ce livre s’imprimait alors que notre atelier était occupé par les Allemands qui y imprimaient leur ordre de mobilisation secret). Pendant les quatre ans de guerre, Bozon consent à imprimer des livres sans numéros d’autorisation des occupants ou de Vichy et en 1944 il tire plus de 50 000 volumes de l’œuvre de Georges Duhamel qui est totalement interdite. Bozon a aussi fourni le papier ayant servi à démarrer « Les Éditions de Minuit » par Ernest Aulard42.

Ce témoignage, écrit en sortie de guerre, s’il rend compte de pratiques de travail inscrivant au cœur la solidarité et la fidélité (ladite Mme Manceron sera la première engagée comme secrétaire au Mercure en 1945), informe aussi sur l’activité éditoriale clandestine d’Hartmann, chiffres à l’appui.

Souvent, la résistance de Paul Hartmann se confond à sa seule activité clandestine en Savoie mais son geste engagé, plus large, plus ample, est de croire, avec Mahn d’ailleurs, au « coup de théâtre » et « au grandiose » d’un De Gaulle espéré victorieux, d’un Maritain prenant position contre le Maréchal, d’un Jean Bruller, dit Vercors, à la source des Éditions de Minuit. En cela, il est un éditeur décisif ouvert aux propositions d’avenir43.

LE TRAIT HARTMANN

La transition est dès lors facile avec le travail éditorial proprement dit de Paul Hartmann dont il faut trop vite rappeler les contenus comme le contenant. En clair, selon deux dérivations, l’objectif consiste, d’abord, à relever les tendances et les auteurs préférentiels ; ensuite, à examiner, sur la foi de quelques exemples, des pratiques sociales qui aboutissent à un « trait Hartmann » (sic).

Avant même cela et voulant se défaire de fastidieuses énumérations, une archéologie des lieux d’édition s’impose, rapide et circulaire. En 1926, La Nuée Bleue ouvre à Strasbourg. Dès 1927, les éditions éponymes Paul Hartmann sont créées à Paris, grâce au soutien déterminant de l’éditrice poétesse Adrienne Monnier44 – proche, singulièrement, de Vildrac et Duhamel. De 1945 à 1958, les clefs du Mercure de France sont confiées à Hartmann45 par le même Duhamel qui lui écrit : « La Guerre est finie ; les Alliés gagnent. Il faudrait que vous repreniez la direction du Mercure »46. De 1958 à 1960, Paul Hartmann est directeur de fabrication chez Flammarion47. De 1960 à 1970, à la demande de Fernand Braudel, il prend la direction des publications de la VIe section de l’École pratique, autrement dit, celles de l’EHESS48. Parallèlement, à la Libération et jusqu’en 1967, Hartmann relance sa propre maison d’édition, fermée en 1968 lorsqu’il prend sa retraite.

À la condition d’accepter le raccourci des schémas, cinq directions éditoriales sont arpentées par Paul Hartmann, avec des jeux d’échelles variables. Non pas à la périphérie mais fonctionnant à la manière d’écosystèmes propres, Hartmann développe deux niches satellites. D’une part, le secteur alsatique, et là, trois actions peuvent être mises à son crédit : la collaboration avec la Librairie de la Mésange à Strasbourg – et, toujours, Georges Duhamel ; l’édition, à Colmar, de « La bibliothèque de la Revue d’Alsace » ; la publication, de 1935 à 1939, des cinq premiers numéros de l’Annuaire de la Société historique et littéraire de Colmar49. D’autre part, tels des ovnis singuliers produits avec sa femme Madeleine, Paul fait paraître en 1980 chez Flammarion, réunis en deux volumes, Les Ordres religieux de Gabriel Le Bras50.

Au centre, les catalogues de vente, sur la base invariable d’une édition de qualité, assurent la promotion de trois rubriques spécifiques : l’art et la littérature, les livres pour enfants signés de grands auteurs51, les ouvrages de voyage. Dérouler ici une liste de titres et de noms n’a pas de sens. C’est pourquoi, sans invalider l’exemple, il faut s’y limiter. Dans la première catégorie, figurent les « Classiques », mais aussi Alain, Claudel, Pourtalès, Focillon52 ; dans la seconde, novatrice, les noms de Kipling, Bruller, Maurois, Mauriac, Chamson, Duhamel (encore et toujours)53 ; dans la troisième, en tête, Émile Mâle ou Jean-Louis Vaudoyer, attestant respectivement de Rome et de l’Italie54. De surcroît, la collaboration, dès 1935 et, cela pendant trente ans, avec le photographe Pierre Verger55, est exemplaire quand elle participe à la diffusion de guides sur l’Espagne, le Mexique, le Brésil ou le Congo belge.

L’amplitude et la diversité des champs couverts sont évidentes. Attester des pratiques de travail qui les autorise est sans doute plus complexe. Cependant, à continuer de lire de près la correspondance de Berthold Mahn, quelques secrets de fabrication surgissent au détour d’une lettre. Une fois posés, ils laissent alors la place à l’interprétation iconique.

Deux « sorties » éditoriales sont susceptibles, de la sorte, d’être portées à l’étude : Les Contes d’Espagne et d’Italie de Musset, publiés en 1944 et Le Lys dans la vallée de Balzac, édité trois ans plus tard56. Concernant Musset, le mot de Berthold Mahn est spirituel.

Le Musset est enfin arrivé. Cet enfant se présente bien. Format, papier, rouge, typo, mise en page, excellents. Naturellement, les dessins sont royalement éreintés mais Paul avait pris toutes ses précautions oratoires dans chacune de ses lettres que je m’attendais à pire et que j’ai été plutôt bien impressionné. Je me fais penser au Monsieur qui faisait du Coué pour être en mesure de remplir ses devoirs conjugaux. Je me suggestionne tout comme lui, en me répétant : « Elle n’est pas si moche que ça ! » (...). Oui la mise en page est fort bien faite, compliments mon vieux Paul. Je regrette seulement ce petit dessin de Venise très anodin en lui-même et qui est un peu serré dans ce bas de page et puis il y a une erreur d’échelle, les deux amoureux de la fin sont trop grands : par comparaison, les deux amants de Venise sont trop petits. Si j’avais eu les épreuves avant, on aurait modifié ça57.

La « production » du Lys dans la Vallée retient également. Dès 1942, Bertold réalise des dessins de recherche alors qu’il est à Châteauneuf. En septembre 1945 – mais il y travaille en 1943 et 1944 –, il soumet à Paul ses essais typographiques. Témoin, cet extrait :

Décidément, notre bouquin sera en noir ; cet amour sépulcral ne demande pas autre chose. Par instant, on lui voudrait de la couleur quand Balzac décrit de fantastiques bouquets ou des paysages d’automne. Mais alors, il faudrait cette couleur trop éclatante et nous ne pourrions-nous contenter des demi-teintes du Dominique [i. e. Eugène Fromentin]58. Au reste, ces passages ne sont que des éclairs au milieu des longues et sublimes tirades philosophico-sentimentales... La gravité du noir convient mieux à tout cela (...). Et puis, par les temps qui courent on en viendra mieux à bout »59.

Deux ans plus tard, Mahn est entendu lorsque le livre paraît. Son humour attend la citation.

Mon Vieux Paul,

Ce bouquin qui s’intitule « Le Lys dans la vallée » et qui est illustré par M. Berthold Mahn, est tout à fait remarquable. C’est vraiment très gentil à vous de m’en avoir envoyé un exemplaire. Tous mes compliments à l’éditeur et aussi à l’artiste (je me charge de ce dernier). Il est vraiment incomparable quand il dessine des arbres : quelle grâce, quelle légèreté et quel style aussi ! Ce que j’admire peut-être le plus en lui, c’est sa modestie. Comme on lui sait gré de si bien s’effacer devant son texte ! (Ce texte dont on le sent profondément pénétré) avec pour souci unique de vous en restituer l’atmosphère et ce parfum romantique qui vous ravit à chaque image. Si je ne craignais d’abuser de vos instants, je pourrai vous faire un laïus enthousiaste sur chacune d’elles. Je vous envie de travailler avec un tel artiste ; comme il doit être attachant ; je lui devine une grande fraîcheur d’âme ! Et vraiment, je serais on ne peut plus heureux de le connaître (...). Bon trêve de bobards ! Le bouquin est bien et la vente de tous les exemplaires en est assurée. Voilà mon pronostic. Il y a par ci par là des petits ratés. Les petits dessins à la plume sont trop appuyés, trop lourds. Cela vient en partie du papier, en partie de l’imprimeur qui a dû trop fouler et le texte transparaît par places. Mais nous sommes à peu près seuls à nous en apercevoir.

Donc MERCI, c’est épatant60...

Derrière les formules et la boutade, des enseignements de fond peuvent être tirés. Ces correspondances attestent de la qualité du suivi du travail effectué par Hartmann. Toutes, au-delà des seuls exemples ici choisis, contractées dans le temps, rendent compte de la relation intense, sérieuse, professionnelle qui unit Paul à Berthold en vue de réaliser des livres parfaits. Pour Hartmann, cette perfection-là est à trouver dans la rigueur typo tiret graphique. Véritable artisan du livre, il observe ceux dont c’est le métier que de le construire : Berthold et sa femme Madeleine, à la planche à dessin (cf. supra), Pierre Doré, « à la typo »61, Maurice Mourlot, à la lithographie62, Ernest Aulard (cf. supra), à l’imprimerie. Il écoute chacun dans son cercle et le concert de tous sur le livre en son entier. Riche des talents artistiques des meilleurs, il fait alors preuve d’une modernité – d’une audace aussi – peu communes dans la composition et la mise en page de la collection des livres pour enfants63. Ces opera – où la posture autant que la symbolique du « personnage enfant »64 se voient profondément renouvelés – composent un objet expérimental. Tirés en grands format, avec des illustrations hautes en couleur (elles empruntent, notamment, au répertoire d’Hokusai)65, le rapport texte-image y est totalement reconfiguré. De fait, par capillarité à une esthétique du cinéma, de la bande-dessinée aussi, s’y décèlent une modernité des chromes aux réhauts d’encre de Chine, une vivacité graphique, un élan séquentiel66, une autonomie iconique quand l’image, soudain en double page, casse les cadres, en sort au moins, se déployant sur toute la surface du livre, rompant la continuité du texte, délivrant, en propre, un/des messages spécifiques67.

Hartmann le perfectionniste qui toujours appelle de ses vœux la qualité, est au plus près des ambitions de Jean Bruller quand ce dernier écrit en 1931 :

Un livre de premier ordre sera un livre dans lequel la valeur du texte, de la typographie et de l’illustration sont toutes les trois de premier ordre (...). Un livre peut réunir ces trois qualités, mais faute d’une unité, d’un ciment qui lui donne vie, n’être seulement qu’un beau cadavre68.

La conclusion, à la manière d’une boucle, fait revenir aux fondamentaux d’un homme lettré, d’un homme de lettres, de l’homme qui aimait les livres. Car si Paul Hartmann est profondément attaché au travail et au métier d’éditeur (il est le secrétaire général, puis le vice-président du Syndicat des éditeurs de 1945 à 1960)69, il aime profondément la Littérature. Et ce goût littéraire est évident pendant sa gouvernance du Mercure dans la décennie 1950. Là, hommage aux protecteurs, Mauriac et Adrienne Monnier en décembre 1946. Et une presque décade à célébrer, avec Gaëtan Picon, ceux qui participent du nouveau Panorama de la Littérature française : Reverdy, Michaux ou Bonnefoy, cette « littérature de la transfiguration » (sic)70.

En définitive, Hartmann en éditeur, correspond à la peut-être figure idéale décrite par Picon à Paul Flamand, directeur littéraire du Seuil de 1937 à 1979, dans une lettre de 1962.

Finirai-je ma vie dans l’édition ? C’est la seule activité sociale qui me semblerait, au fond, supportable (la seule étant, bien entendu, d’écrire mais elle risquerait d’être amaigrissante). Et puis, éditer des livres me donnerait sur la Littérature un pouvoir que la Direction des Lettres ne me donne que sur mes cartes de visites71...

La référence conduit à la méditation.

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1 « La Nuée bleue, passeur d’histoire », dans Le Point, 7 octobre 2014.

2 Voir le programme de recherche conduit par Agnès Callu au CNRS à l’IHTP (Institut d’histoire du temps présent), de 2013 à 2017, intitulé « Sociologie des élites culturelles locales, 1947-1989 ».

3 François Dosse, Les Hommes de l’ombre : portraits d’éditeurs, Paris, Perrin, 2014.

4 Pascal Ory, L’Histoire culturelle, Paris, PUF, 2007.

5 Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance : trois études, Paris, Stock, 2004.

6 IMEC, fonds Hartmann, HRT 1-9.

7 Francis Gueth, « Paul Hartmann, éditeur, (1907-1988), dans Mémoire colmarienne, n° 34, 1989, pp.« 38-39. Francis Gueth, conservateur de la Bibliothèque de Colmar, est aussi l’auteur de la notice biographique citée infra dans la note 9.

8 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1964.

9 Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, Hal-Haz, Strasbourg, Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace, 1989, pp.« 1424-1425.

10 Henri Pourrat, « Dans le haut pays avec Berthold Mahn », dans L’Auvergne littéraire, n° 115, 1946, pp.« 21-28.

11 La formule est récurrente à partir de 1954 (cf. IMEC, fonds Hartmann, HRT 9).

12 Sur le recteur Sébastien Charléty, outre la notice « Sébastien Charléty », dans Politique étrangère, 1945, n° 1, pp.« 3-4, voir Christophe Charle, La République des universitaires, Paris, Le Seuil, 1994 et Christophe Charle, Jacques Verger, Histoire des universités, Paris, PUF, 2012.

13 B. Mahn livre des mémoires inédits sous le titre « Souvenirs d’un peintre ».

14 IMEC, fonds Hartmann, HRT 9.

15 Ibid.

16 Ibid., lettre de B. Mahn à J. Hartmann, 23 mai 1958.

17 Voir, notamment, Georges Duhamel, Civilisation [portrait de l’auteur par B. Mahn], Paris, Georges Crès et Cie, 1921. Id., Confession de minuit [lithographies de B. Mahn], Argenteuil, Couloma, 1926. Id., La Pierre d’Horeb [dessins et pointes sèches de B. Mahn], Paris, Henri Jonquières, 1928. G. Duhamel, B. Mahn, L’Alsace entrevue : ou l’aveugle et le paralytique, Strasbourg, P. Hertz, 1931, Georges Duhamel, Les Sept dernières plaies [lithographies de B. Mahn], Paris, Les œuvres représentatives, 1933. Id., Vie et aventures de Salavin [illustrations de B. Mahn], Paris, Union latine des éditions, 1955.

18 Charles Vildrac, Poèmes de l’abbaye [préface de Georges Duhamel et frontispice de Berthold Mahn], Paris, Éditions du Sablier, 1925.

19 Sur A. Gleizes et le groupe de l’Abbaye de Créteil, voir, notamment, Christophe Prochasson, Anne Rasmussen, Au nom de la patrie : les intellectuels et la Première Guerre mondiale, Paris, La Découverte, 1996.

20 IMEC, fonds Hartmann, HRT 9. L’analyse graphologique est jointe à une lettre de B. Mahn à P. Hartmann du 6 octobre 1950.

21 Cf. supra les notices biographiques établies par F. Gueth.

22 François Mauriac, Le Tourment de Jacques Rivière, Strasbourg, La Nuée bleue, 1926

23 Le manque d’informations sur les conditions de fabrication économiques de La Nuée bleue est préjudiciable à l’analyse.

24 Histoire de l’édition française, 2e éd., Paris, Fayard, 1989-1991, 3 vol.

25 Sur les dynasties d’imprimeurs-lithographes, voir Corinne Bouquin, Recherches sur l’imprimerie lithographique à Paris au XIXe siècle : l’imprimerie Lemercier, 1803-1901, Paris, Bouquin, 1993. Voir aussi, grand angle, le dictionnaire en ligne, également dirigé par Corinne Bouquin, porté par l’École des Chartes et le Labex CAP, et intitulé « Dictionnaire des imprimeurs-lithographes du XIXe siècle ».

26 Paul Valéry, Suite, Paris, Paul Hartmann, 1930. André Maurois, Patapoufs et Filifers, Paris, Paul Hartmann, 1930 (cf. infra). Et, plus tard, Colette, Douze dialogues de bêtes, Paris, Paul Hartmann, 1952.

27 Claudine Martz, Le Château de Pourtalès : deux siècles d’histoire, Strasbourg, Dernières nouvelles d’Alsace, 1986.

28 Claude Mognot-Ogliastri, Anna de Noailles : une amie de la princesse Edmond de Polignac, Paris, Klincksieck, 1986.

29 Dominique E. Wirtz-Habermeyer, Jacques Puymartin, Histoire des Dernières Nouvelles d’Alsace, Strasbourg, La Nuée-Bleue, 1987. Sur la cathédrale de Strasbourg, voir Mgr Joseph Doré, La Grâce d’une cathédrale, Strasbourg, La Nuée bleue, 2010.

30 Gabriel Braeuner, Dictionnaire historique de Colmar, Colmar, Association pour la restauration des édifices de Colmar, 2006.

31 Gérard Noiriel, Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, 2008.

32 Marc-Olivier Baruch, Serviteurs de l’État : une histoire politique de l’administration française, 1875-1945, Paris, La Découverte, 2000. Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance, 1940-1945, Paris, Perrin, 2012.

33 Olivier Wieviorka, Nous entrerons dans la carrière : de la Résistance à l’exercice du pouvoir, Paris, Seuil, 1994.

34 IMEC, fonds Hartmann, HRT 1, témoignage de P. Hartmann, [s. l. n. d.]. Les Hartmann résident à Planaise en Savoie.

35 Ibid.

36 Ibid.

37 Ibid.

38 Voir, notamment, Georges Duhamel, Mon royaume [70 dessins de Madeleine Charléty], Paris, Paul Hartmann, 1932, François Mauriac, Le drôle [60 dessins de M. Charléty], Paris, ibid., 1933.

39 Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, 1942-1955 : le devoir d’insoumission, Paris, IMEC, 2008.

40 Jacques Maritain, À travers le désastre, [s. l., n. d.]. Le fonds Jacques Maritain a été déposé à l’automne 2014 à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. Il comporte des correspondances échangées entre J. Maritain et P. Hartmann. Elles n’ont pu être étudiées pour cette étude.

41 Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier, Paris, Berger-Levrault, 1934.

42 Nathalie Gibert, « Jean Bruller-Vercors et la “Belle Ouvrage” », dans L’Esthétique du livre (Alain Milon et Marc Perelman, dir.), Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, pp.« 165-180. IMEC, fonds Hartmann, HRT 1, témoignage de P. Hartmann, [s. l. n. d.].

43 IMEC, fonds Hartmann, HRT 9, lettres de B. Mahn à P. Hartmann, 21 nov. 1939 et 25 avr. 1942.

44 Laure Murat, Passage de l’Odéon : Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres, Paris, Gallimard, 2005.

45 Agnès Callu, Gaëtan Picon (1915-1976) : Esthétique et Culture [préface de Jean-François Sirinelli et postface d’Yves Bonnefoy], Paris, Honoré Champion, 2011, pp.« 255-274.

46 IMEC, fonds Hartmann, HRT 1, témoignage de P. Hartmann, [s. l., n. d.].

47 Élisabeth Parinet, Une Histoire de l’édition à l’époque contemporaine : XIXe-XXe siècles, Paris, Le Seuil, 2004.

48 Pierre Daix, Braudel, Paris, Flammarion, 1995.

49 Bibliothèque de la Revue d’Alsace, Colmar, 1903. Comité d’études historiques et littéraires de Colmar, Annuaire de la Société historique et littéraire de Colmar, Colmar, Société historique et littéraire, 1950-1972.

50 Gabriel Le Bras, Les Ordres religieux, Paris, Flammarion, 1980.

51 Léa Mauvais-Goni, L’Art pour l’enfance : les éditeurs Alfred Tolmer et Paul Hartmann, Université Lumière Lyon 2, Mémoire de Master I, 2013.

52 Alain, Souvenirs de guerre, Paris, Paul Hartmann, 1937. Paul Claudel, Le Partage de midi, ibid., 1947. Guy de Pourtalès, Marins d’eau douce, ibid., 1934. Henri Focillon, Peintures romanes des églises de France, ibid., 1938.

53 Voir, en particulier, Rudyard Kipling, Retour de Puck, Paris, Paul Hartmann, 1935 ; André Maurois, Patapouf et Filifers [dessins de Jean Bruller], ouvr. cité ; François Mauriac, Le Drôle, ouvr. cité ; André Chamson, La Révolution de dix-neuf, ibid., 1930 ; Georges Duhamel, Les Jumeaux de Vallangoujard [60 dessins de B. Mahn], ibid., 1931. Voir aussi Nathalie Gibert, « Jean Bruller, dessinateur et illustrateur de la littérature coloniale pour la jeunesse de l’entre-deux-guerres : de Loulou chez les nègres (1929) à Baba Diène et Morceau-de-Sucre (1937) », Strenæ [online], n° 3, 2012.

54 Émile Mâle, Rome, la campagne romaine et l’Ombrie, Paris, Paul Hartmann, 1938 et Jean-Louis Vaudoyer, Italie, des Alpes à Sienne, ibid., 1936.

55 Pierre Verger, Dieux d’Afrique, Paris, Paul Hartmann, 1954.

56 Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie, Paris, Paul Hartmann, 1944 ; Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, ibid., 1947.

57 IMEC, fonds Hartmann, HRT 9, lettre de B. Mahn à P. Hartmann, 7 avril 1944.

58 Eugène Fromentin, Dominique [aquarelles de B. Mahn], Paris, Paul Hartmann, 1935.

59 IMEC, fonds Hartmann, HRT 9, 16 septembre 1945.

60 Ibid., 18 juin 1947.

61 Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, ouvr. cité.

62 L’Art de Maurice Mourlot : tableaux, lithographies, bois gravés, dessins, 120 œuvres de l’artiste : vente, Hôtel des ventes Favart, 19 novembre 2009, Paris, J.-P. Hammer, 2009.

63 Jean Claverie, Christianne Clerc, Étienne Delessert, Images à la pages : une histoire de l’image dans les livres pour enfants, Paris, Gallimard, 1984. Annie Renonciat, L’Image pour enfants : pratiques, normes, discours, Poitiers, Maison des sciences de l’homme et de la société, 2003. Mathilde Lévêque, Écrire pour la jeunesse en France et en Allemagne dans l’entre-deux-guerres, Rennes, PUR, 2011.

64 Jacqueline Danset-Léger, L’Enfant et les images de la littérature enfantine, Bruxelles, Mardaga, 1980.

65 Laure Dalon, Hokusai, Paris, RMN, 2014.

66 Will Eisner, Les Clés de la bande dessinée. L’art séquentiel, Paris, Delcourt, 2009.

67 Pascal Ory, Laurent Martin, Jean-Pierre Mercier, Sylvain Venayre, L’Art de la bande dessinée, Paris, Citadelles et Mazenod, 2012. Dominique Château, Esthétique du cinéma, Paris, Armand Colin, 2006.

68 À propos de Patapoufs et Filifers : exposition, Bibliothèque de l’Heure joyeuse, Paris, Paris Bibliothèques, 1999.

69 Jean-Yves Mollier, Éditeurs, presse et pouvoir au XXe siècle, Paris, Fayard, 2008.

70 Agnès Callu, Gaëtan Picon (1915-1976) : Esthétique et Culture, ouvr. cité, p.« 275-286.

71 Ibid., p.« 421.