Book Title

Introduction

Stéphane HAFFEMAYER

Professeur d’Histoire moderne à l’Université de Rouen

NldR : La préparation éditoriale de ce dossier a bénéficié du concours de Nathanaël Valdman.

Ce dossier fait suite à un projet ANR sur les productions culturelles des Révoltes et Révolutions coordonné par Alain Hugon (HisTeMé-EA 7455) et achevé en juin 2017, dont l’objectif était, en confrontant des sources diversifiées, de poser les jalons d’une histoire culturelle des contestations politiques en abordant les formes plurielles de l’expression contestataire : mots, gestes, images, communication, propagande, appropriations de l’espace, narrations, commémorations, etc. Nourri par les apports méthodologiques de l’histoire culturelle, le questionnement tournait autour des conditions de production, de la matérialité des supports, des circuits de diffusion, des phénomènes de réceptions, transferts, réemplois, usages, etc.

La question de la « médiatisation » dont il est ici question s’inscrit dans le droit fil de cette problématique qui implique à la fois un élargissement des sources (sous la notion de « médias ») et une réflexion sur l’importance des phénomènes de communication au sein des révoltes et révolutions : formulation et diffusion des argumentations au moyen de différents supports, par le texte, la parole ou l’image, partant de l’idée que leur complémentarité permettait d’atteindre des publics plus larges que ceux auxquels les taux d’alphabétisation font habituellement référence. De fait, il n’y a pas ici de dichotomie clairement établie entre culture populaire et culture des élites et nous verrons qu’en période de révolte, c’est bien le public le plus large qui est visé.

Ce dossier pose la question de la sensibilité des sociétés du passé à l’information, y compris dans des régions périphériques, selon des modes de transmission qui mêlaient l’oral, le manuscrit, et l’imprimé. Il interroge aussi le rôle de la communication dans l’action révolutionnaire, qu’il s’agisse d’inciter d’autres communautés à rejoindre la contestation ou d’influencer l’opinion en mobilisant des passions collectives. Il émet enfin des hypothèses concernant les effets de cette communication, toujours difficiles à évaluer, mais qu’il est permis d’aborder sous l’angle des phénomènes collectifs d’adhésion, de rejet, voire de mobilisation.

L’approche intervient à la jonction de deux historiographies, celle des médias et celle des révoltes et révolutions, ce qui permet d’en dépasser les horizons respectifs : il ne s’agit pas de chercher à identifier les forces sociales à l’œuvre dans les processus de contestation, ni à en déterminer les attentes ; il ne s’agit pas non plus d’analyser un média en lui-même (son « économie » comme le recommandaient les historiens de la presse d’Ancien Régime), mais d’interroger des pratiques de communication liées à des cultures politiques qui mettent en jeu les relations entre le contexte politique, l’arrière-plan idéologique, les factions politiques, le pouvoir, et l’opinion. Les apports des sciences sociales sur les mouvements sociaux1, ceux de l’anthropologie historique sur la violence2, les foules et leur imaginaire3, les impasses auxquelles mène la vulgate habermassienne à propos du xviie siècle, etc., ont sans doute été déterminants dans cette évolution des centres d’intérêt vers les pratiques et rituels propres à chaque révolte resituée dans l’espace et le contexte qui lui sont propres.

Cela suppose une mise en œuvre méthodologique particulière, qui privilégie des études de cas, des situations de médiatisation liées à des moments de rupture politique.

C’est dans cette perspective que nous avons réuni à Dijon une dizaine de chercheurs européens en septembre 2015 sur le thème de la « médiatisation des révoltes ». Entendu dans une acception large, celle du « faire savoir », l’expression désigne leur publicisation sur un support de communication, quel qu’il soit. Les interventions ont montré l’enjeu du contrôle de l’information par les rebelles et les autorités en période de révolte, mais aussi la pluralité des vecteurs et des supports de transmission, de l’oral à l’écrit, du manuscrit à l’imprimé et à l’image, et souligné l’importance des relations de complémentarité entre les supports.

Le dossier débute par les révoltes des gens de métiers dans les Pays-Bas méridionaux au xive siècle, parce que la médiatisation des révoltes n’a pas attendu l’imprimerie pour mettre la communication au premier plan des préoccupations stratégiques des rebelles et de l’autorité. Jelle Haemers montre qu’il existe de nombreux indices de l’ampleur et intensité de la communication subversive au sein des révoltes médiévales : pour tenter de rallier à leur cause les villes voisines, les rebelles communiquaient de multiples manières (rituels, chansons, pièces de théâtres, lettres, envois de messagers). Ce faisant, il pose la question, pour la période médiévale, des possibles contagions révolutionnaires à l’intérieur du continent européen. Spécialiste de la presse germanophone du xviie siècle, Andreas Würgler (Université de Genève) compare la manière dont les révoltes des paysans autrichiens et suisses de 1626 et 1653 furent exposées dans les gazettes allemandes : contrairement à une affirmation souvent répandue, la presse leur accorda un « traitement médiatique » non négligeable, quoique de manière différente entre les deux événements. Le fait qu’un meneur paysan déclare en 1653 qu’il voulait « aller là où il y a des imprimeries » est un exemple remarquable de la sensibilité des contemporains à la médiatisation de leur cause. Inversement, dans une révolte urbaine comme celle de Naples en 1647-1648, étudiée par Davide Boerio, la proclamation de la République fin octobre 1647 donna le coup d’envoi à une courte et florissante activité des presses : l’espace public devint un espace abondamment producteur de nouvelles, de proclamations, à l’intention du peuple. Mais à la différence de ce qui se produisit pendant la Fronde ou la guerre civile anglaise, le temps manqua pour le déploiement de vraies campagnes imprimées et le traitement médiatique de la révolution prit des formes multiples mêlant l’oral et l’écrit : lettres, ouvrages, rapports, dessins, nouvelles manuscrites, feuilles imprimées, fonctionnant en interaction les uns avec les autres. Grâce aux réseaux privés de la correspondance comme celui des frères Dupuy, l’information sur la révolte napolitaine parcourut l’Europe et se retrouva en partie dans les gazettes, participant à la confrontation des « vieilles idées et nouveaux concepts ».

Dans le cas de l’Angleterre (Stéphane Haffemayer), l’importance de la « révolution médiatique » des années 1640 (Tim Harris) a récemment attiré l’attention d’un nombre croissant d’historiens, mais le rôle des médias dans la crise révolutionnaire demeure une question peu étudiée ; le fait est que la cause parlementaire parvint à se rallier assez largement le soutien de l’opinion au début de la guerre civile et que c’est l’hostilité de cette même opinion qui a contraint le roi à la fuite en janvier 1642. En jouant sur les ressorts profonds de la peur collective, notamment par une campagne imprimée particulièrement ciblée et un abondant matériel iconographique horrifique, la médiatisation de la révolte irlandaise accéléra un processus de radicalisation entre la fin de l’année 1641 et les premiers mois de 1642, délégitimant l’autorité royale et transformant l’opposition idéologique en affrontement politique et militaire.

La médiatisation de la révolte faisait pleinement partie des préoccupations diplomatiques, comme l’a montré Helmer Helmers dans un article récent4 au sujet de la « diplomatie publique » dans les relations internationales, qui accorde une place importante aux questions de médiatisation. L’exemple est bien connu du franc-comtois Lisola et de son action pamphlétaire contre les prétentions de Louis xiv5. Sur ce thème, Daniel Pimenta Oliveira de Carvalho montre comment, au cours des années 1640, les ambassadeurs portugais en France travaillèrent, par voie de presse, à proclamer la légitimité de la nouvelle dynastie et à convaincre l’opinion de l’intérêt à soutenir militairement et diplomatiquement le Portugal.

Ce genre de « diplomatie publique » pouvait également être pratiqué à l’étranger par des représentants non-officiels ; ce fut le cas pour les Camisards étudiés par David de Boer et dont la voix résonna à Londres, Berlin ou Amsterdam grâce à des exilés du temps de la Révocation. À travers les réseaux de la diaspora huguenote, les textes défendant les Camisards connurent une certaine mobilité éditoriale sous la forme de traductions et de rééditions au sein de la sphère protestante européenne. Comme les paysans suisses en 1653, les Camisards subirent les filtres de l’éloignement géographique et culturel, mais leur justification prit des accents nouveaux, à la manière de ce que nous avions relevé à propos des Vaudois en 1655. La médiatisation de la révolte s’inscrivit dans le cadre plus large d’un appel inédit à l’opinion internationale, y compris catholique, pour lutter contre la tyrannie et les persécutions conçues comme une violation du droit des gens : la révolte obéissait alors aux impératifs d’une loi de nature qui transcendait les clivages confessionnels. À travers cette diffusion de principes énoncés par Grotius et Pufendorf, la presse européenne participa de manière timide à la justification de l’intervention étrangère aux côtés de sujets révoltés contre leur souverain légitime.

Ce dossier infirme donc l’idée que la médiatisation d’une révolte surviendrait essentiellement après-coup, avec l’objectif de montrer la condamnation et le châtiment des rebelles. Dans un article novateur sur les révoltes anglaises du xviiie siècle, Monika Barget dévoile une forme narrative originale qui est celle des récits de rebelles honorables ou repentants, catholiques ou jacobites, écrits dans une perspective réconciliatrice. Elle montre que depuis la Glorieuse Révolution (1689), le contrôle gouvernemental de la presse s’était réduit, ouvrant la voie à des formes narratives nouvelles et particulièrement politisées, avec une réflexion accrue sur les questions de la liberté, de la culpabilité, de l’expiation. De là naquit le terrorisme dans son acception contemporaine : à Portsmouth et Bristol en 1776 et 1777, les premiers actes terroristes furent inspirés par la conscience que les contemporains avaient acquise de la portée d’une bonne médiatisation de leurs actes.

En somme, ce dossier ouvre la piste de nombreuses analyses possibles sur les rapports entre révoltes et médias, avec l’idée qu’une révolte est peut-être d’abord et avant tout un phénomène de communication.

____________

1 Érik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2005 ; Charles Tilly, La France conteste : de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986.

2 William Beik, « The Violence of the French Crowd from Charivari to Revolution », Past amp; Present, 197-1, 2007, p. 75-110.

3 Philippe Münch, « La foule révolutionnaire, l’imaginaire du complot et la violence fondatrice : aux origines de la nation française (1789) », Conserveries mémorielles, 2010 [en ligne :] http://cm.revues.org/725 [page consultée le 23 février 2011].

4 Helmer J. Helmers, « Public Diplomacy in Early Modern Europe : Towards a New History of News », Media History, 22 (3-4), 2016, p. 401-420.

5 Markus Baumanns, Das publizistische Werk des kaiserlichen Diplomaten Franz Paul Freiherr von Lisola (1613-1674) : ein Beitrag zum Verhältnis von absolutistischem Staat, Öffentlichkeit und Mächtepolitik in der frühen Neuzeit, Berlin, Duncker amp; Humblot, 1994.