Book Title

Henri Estienne, Nundinarum Francofordiensium encomium. Éloge de la foire de Francfort. Ein Lob auf die Frankfurter Messe. Encomium oft the Frankfurt Fair

Dir. Elsa Kammerer, trad. Anne-Hélène Klinger-Dollé, Claudia Wiener, Maria Anna Oberlinner, Paul White, préf. Max Engammare, préf. Alain Gründ. Genève : Droz, 2017. CV-130 p., ill. (Texte courant ; 5). ISBN 978-2-600-058-49-0

Frédéric BARBIER

La forme matérielle et le contenu définis pour cet élégant petit volume répondent au projet d’aggiornamento qui est celui des éditeurs, l’éditeur scientifique comme l’éditeur commercial : Henri Estienne a donné, en 1574, un Éloge de la foire de Francfort en latin, dans lequel il loue l’« Académie foraine des muses » (p. 38), le modèle de la paix universelle qu’elle promeut et le rôle bénéfique des professionnels de la « librairie » dans la diffusion de ce que nous appellerions volontiers les « Lumières ». Les éditeurs de 2017 poursuivent des objectifs parallèles, quand ils s’efforcent de mieux faire connaître un petit texte intéressant au premier chef l’historien de la culture et du livre, et de lui donner un retentissement dépassant le cadre national en traduisant les différentes composantes du volume en français, en allemand et en anglais. Les uns et les autres se font plaisir, et nous font plaisir, quand ils se glissent dans les habits de leurs illustres prédécesseurs, comme le fait Max Engammare dans la suggestive épître « Au lecteur » qui ouvre le volume : « Ami lecteur, tu tiens entre les mains la nouvelle édition de l’Éloge de la foire de Francfort… »

Max Engammare souligne à juste titre les permanences étonnantes que l’on observe dans le plus long terme entre les pratiques des professionnels du livre au xvie siècle (rechercher du crédit, éviter que leurs nouvelles éditions ne paraissent trop vite périmées) et au début du xxie siècle. Tant il est difficile de dissocier Mercure et les Muses.

Elsa Kammerer éclaire en introduction l’histoire éditoriale de l’Éloge, publié à Genève en 1574 en vue de s’attirer les bonnes grâces des consuls de la ville libre et impériale1, et traduit à trois reprises, en français, puis en anglais (américain) et en allemand, entre 1875 et 1919 : les différents initiateurs s’emploient alors à promouvoir l’établissement de relations pacifiques entre les nations, en soulignant le rôle des échanges à la fois commerciaux et culturels. Les foires qui depuis le xive siècle2 se tiennent deux fois par an à Francfort accueillent toutes les marchandises, elles sont un lieu de rencontres et de découvertes (les automates !), elles assurent la circulation des valeurs et la diffusion d’informations de toutes sortes, elles abritent des négociations (notamment entre les professionnels du livre), sans qu’il faille négliger les désordres qui les accompagnent parfois et que l’on rapporte volontiers à l’excès de boisson. L’apogée de la foire de Francfort est atteint au tournant du xvie au xviie siècle, avant que la ville concurrente de Leipzig ne finisse peu à peu par s’imposer3 : il aurait été intéressant de proposer quelques brefs éléments sur ce déplacement vers l’Est du centre de gravité de la « librairie » allemande et en grande partie européenne. Pour autant, Francfort est toujours considérée, à l’époque des Lumières, comme la « capitale secrète » de l’Allemagne4.

Le texte latin de Henri Estienne est publié avec la nouvelle traduction française en regard, tandis que les versions allemande et anglaise sont données à la suite en vis-à-vis. Henri Estienne est un voyageur, et il souligne d’entrée toute l’importance de la situation géographique de Francfort, « idéalement placée en Allemagne » (p. 10), à proximité immédiate du confluent du Rhin et du Main : la fortune de la foire, c’est d’abord la voie d’eau, mais Francfort est aussi à la rencontre de plusieurs grands itinéraires terrestres, dont certains bientôt parcourus par la poste impériale5. La ville est parfaitement équipée en vue d’accueillir les voyageurs en nombre, et ses foires font d’elle « l’abrégé de tous les marchés du monde entier » (p. 26). Il est très frappant de les voir fournir quantité d’« articles en tout genre pour la maison » (p. 30), tout particulièrement d’objets produits par la métallurgie et issus des ateliers de Nuremberg, dont un remarquable tournebroche mécanique.

La « foire des Muses » fait l’objet de la deuxième partie du texte. On y jouira d’un fruit qu’on ne peut recueillir dans aucune bibliothèque. Car il est possible en ce lieu de profiter de la parole vive de nombreux professeurs (…) que ces universités réputées de Vienne, Wittenberg, Leipzig, Heidelberg, Strasbourg (…), Louvain, Padoue, Oxford et Cambridge (…) envoient. (p. 40).

Puis Estienne revient sur l’importance de l’imprimerie en tant qu’une invention allemande. Terminons sur une incise : la diffusion du volume de 1574 étonne. Certes, le royaume de France est alors enfoncé dans la crise politico-religieuse, mais les catalogues collectifs (CCFr) ne signalent que six exemplaires aujourd’hui conservés dans notre pays, dont cinq dans les bibliothèques méridionales (deux à l’Inguimbertine de Carpentras) : il faut y ajouter les exemplaires parisiens, dont deux à la Mazarine6. En revanche, un très grand nombre de bibliothèques allemandes possèdent le petit volume, mais aussi des bibliothèques italiennes, anglaises etc.7

Nous ne pouvons que nous réjouir de la sortie d’une publication scientifique importante, et qui correspond aussi à un acte de foi dans un média, dans une forme de culture et dans une géographie politique en devenir.

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1 Les références bibliographiques précises sont données à la fin du volume (p. 123 et suiv.), mais elles ne sont pas complètes : par ex., pour la première édition, on ne précise ni la pagination, ni même le format (en l’occurrence l’in-8°), et il n’est fait aucun renvoi aux répertoires bibliographiques. Signalons que l’exemplaire de la Bibliothèque de Genève (Hd 1198) est disponible en ligne sur le site e-rara.

2 Mais la date reçue est traditionnellement celle de 1240.

3 En 1616 déjà, 264 titres sont proposés à Leipzig, contre 140 à Francfort ; en 1701, les chiffres sont respectivement de 3 286 titres contre seulement 800. Les catalogues des foires de Francfort cessent de paraître en 1750.

4 Si la foire de Leipzig l’emporte alors pour les échanges de marchandises, Francfort reste le premier centre pour les opérations financières.

5 Nous sommes dans une phase d’intégration décisive de la géographie européenne : Maximilien a créé la première route de poste en 1490, entre sa résidence d’Innsbruck et ses possessions des Pays-Bas (Bruxelles et Malines). Ces phénomènes induisent un changement dans la perception de l’espace et du temps, ce qui est étroitement lié aux différentes fonctions des foires. L’activité éditoriale se ressent de ces processus, avec la sortie de guides, de « routiers » et de tableaux des postes, à l’image de l’Itinerario de Giovanni da l’’Herba (Giovanni da l’Herba, Cherubino Stella, Itinerario delle poste per diverse parte del mondo, Roma, Dorico, 1563). Francfort accueille un hôtel impérial des postes en 1598.

6 Les deux exemplaires conservés à la BNU de Strasbourg sont très certainement entrés dans le cadre de la reconstitution des collections à l’époque wilhelminienne : ils ne sauraient être pris en compte au titre d’une diffusion « française » du volume de 1574.

7 Une enquête systématique sur les provenances se justifierait pleinement, qui permettrait d’articuler les trois logiques que l’on peut supposer être les principales dans la distribution de l’ouvrage : la solidarité et la curiosité des humanistes, les circuits du commerce, et la recherche bibliophilique de l’édition précieuse (les Estienne).