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Introduction

Marine le BAIL

Université Toulouse-Jean Jaurès, laboratoire PLH, équipe ELH

DE LA BIBLIOTHÈQUE MATÉRIELLE 
À LA BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE

Tout lecteur d’À rebours aura gardé le souvenir du fameux chapitre xii au cours duquel Huysmans nous montre le personnage du lymphatique Des Esseintes plongé dans l’amoureuse contemplation de la bibliothèque soigneusement choisie dont il a fait, à grands frais, revêtir les volumes par les meilleurs relieurs du temps. L’exigeant collectionneur apparaît dans ce passage comme représentatif d’une certaine bibliophilie fin-de-siècle, désireuse d’échapper au tout-venant de l’édition de « semi-luxe », prodigue en mignardes eaux-fortes et en caractères simili-elzéviriens. Sensible quant à lui au raffinement des tirages spéciaux sur « Chines argentés, […] Japons nacrés et dorés », friand des « jeux de corps gothiques1 » imités des premiers temps de l’imprimerie, fasciné par le spectacle chatoyant de reliures influencées par le japonisme alors en vogue, alternative au sempiternel maroquin à filets droits prisé par les amateurs en mal d’imagination, le bibliophile esthète de la fin du siècle fait de sa bibliothèque l’expression privilégiée d’un art de vivre refusant toute compromission avec la médiocrité bourgeoise.

Mais si les onéreux caprices du dandy Des Esseintes ont souvent retenu l’attention des commentateurs, et si Bertrand Bourgeois peut à bon droit affirmer qu’en « élabor[ant] à la manière d’une œuvre d’art […] chaque détail matériel de ses livres » l’exigeant collectionneur « transforme le livre en narcissique bibelot de marqueterie », en « objet à toucher et à contempler dont la forme, la matérialité, a autant d’importance, sinon plus que le contenu2 », on peut également s’interroger sur les implications intellectuelles, esthétiques et même historiographiques de la sélection d’œuvres que nous propose sa bibliothèque. C’est en effet un panthéon littéraire fort singulier, et bien différent de celui que l’on pourrait trouver chez n’importe quel représentant de la bourgeoisie cultivée du xixe siècle, qu’abritent les rayonnages de son cabinet de travail. À côté de la bibliothèque latine s’arrêtant « à la fin du xe siècle » et faisant volontairement une provocante impasse sur « cette époque que les professeurs s’obstinent encore à appeler le grand siècle3 », c’est-à-dire le premier siècle virgilien – Des Esseintes ne voyant dans le « cygne de Mantoue » que « l’un des plus sinistres raseurs que l’antiquité ait jamais produit4 » –, on découvre en effet une bibliothèque française non moins iconoclaste, puisqu’elle tourne délibérément le dos aux gloires convenues de l’histoire littéraire nationale :

Après Baudelaire le nombre était assez restreint, des livres français rangés sur ses rayons. Il était assurément insensible aux œuvres sur lesquelles il est d’un goût adroit de se pâmer. « Le grand rire de Rabelais » et « le solide comique de Molière » ne réussissaient pas à le dérider, et son antipathie envers ces farces allait même assez loin pour qu’il ne craignît pas de les assimiler, au point de vue de l’art, à ces bobèches qui aident à la joie des foires5.

Du naufrage des siècles classiques, auquel n’ont pas su résister les œuvres de Voltaire, de Rousseau, ni même de Diderot, « dont les “Salons” tant vantés lui paraissaient singulièrement remplis de fadaises morales et d’aspirations jobardes6 », Des Esseintes n’excepte que le travail de Pascal, dont il admire les douloureuses angoisses métaphysiques, et les discours de quelques prédicateurs du Grand siècle. En-dehors de ces rares rescapés, « la littérature française commen[ce], dans sa bibliothèque7 », avec le siècle présent, et met à l’honneur des auteurs encore en mal de reconnaissance commerciale et/ou institutionnelle dont les plus représentés sont Barbey d’Aurevilly, le Flaubert de la Tentation de Saint-Antoine et de Salammbô, mais aussi Edmond de Goncourt, Zola, ou Verlaine.

Loin de se réduire à la juxtaposition purement « bibelotière » d’éditions remarquables par leur rareté ou leur caractère précieux, la bibliothèque de Des Esseintes engage donc un certain programme de lecture et façonne les contours d’une histoire littéraire toute singulière et personnelle, qui n’a que peu de rapport avec celle que les institutions scolaire et universitaire tendent alors à ériger en patrimoine commun à une échelle nationale. Ainsi que l’établit Julia Przybós, À rebours se présente donc certes comme « un livre sur les livres », mais aussi et surtout comme « un livre sur la littérature », au sein duquel les « critères présid[ant] à la sélection des livres8 » suggèrent les grandes lignes d’une histoire littéraire qui ne craint pas de substituer à la logique chronologique séculaire et au système normatif favorisés par les instances de légitimation ayant pignon sur rue – école, université, académies – la toute-puissance du goût individuel, apanage des âmes d’exception ne craignant pas de défendre les écrivains en butte au « mépris dans lesquels les [tient] un public incapable de les comprendre9 ».

Ce détour par l’antre décadent du sourcilleux Des Esseintes nous invite à dépasser la figuration traditionnelle du bibliophile en ignorant obsédé par la matérialité du livre, au détriment de son contenu, pour nous intéresser à l’articulation entre bibliothèques matérielle et virtuelle que la collection de livres met en jeu, une articulation qui possède sa logique propre, bien distincte de celle susceptible de présider à la composition d’une bibliothèque d’écrivain, de savant ou d’homme de lettres. Si l’établissement de toute bibliothèque repose sur la formulation tacite de normes de composition indexées sur un certain modèle hiérarchique, Jean-Marc Chatelain rappelle en effet que l’activité bibliophilique engage une axiologie toute spécifique :

On a pu présenter l’effort de la bibliophilie comme l’établissement d’une hiérarchie de livres dont l’ensemble est conçu à l’image d’une pyramide vers la pointe de laquelle il s’agit de tendre toujours plus : une recherche du sommet. Cette description est très juste, et pourtant elle ne dit qu’incomplètement les choses : car toute bibliothèque, a fortiori toute bibliothèque privée, en tant qu’elle procède d’un certain nombre de choix et qu’elle pratique un inévitable découpage dans la masse indistincte de la production écrite, repose sur un travail de hiérarchisation. Ce n’est donc pas celui-ci qui est en cause en tant que tel, mais l’échelle des valeurs sur laquelle on le fonde10.

Autrement dit, la bibliophilie, dans la mesure où elle repose sur un système évaluatif fondé sur les valeurs de rareté, de curiosité et de singularité, mettrait en jeu une conception singulière de la littérature et, partant, de l’histoire littéraire, une conception susceptible d’en déplacer les bornes et d’en redistribuer les valeurs au profit d’un panthéon mouvant, dont la composition se prête à d’infinies modulations. Or, le xixe siècle, qui voit le modèle de la collection spécialisée, et même parfois monographique, succéder à « l’organisation autour d’un système encyclopédique du savoir où chaque classe et sous-classe devaient impérativement être représentées11 », se présente également comme le siècle de fixation d’une histoire littéraire nationale dont les méthodes ne cessent de s’affirmer en revendiquant une forme de cohérence disciplinaire – adoption d’une chronologie séculaire, désignation de figures tutélaires perçues comme représentatives d’un mouvement ou d’une école, mise en œuvre d’une logique sélective sur le modèle de l’anthologie, etc. C’est dire que cette période constitue un champ d’investigation privilégié pour étudier la manière dont les pratiques bibliophiliques qui coexistent au xixe siècle et trouvent à se prolonger au siècle suivant contribuent à la promotion de modèles évaluatifs singuliers et à l’émergence d’histoires littéraires alternatives, qui constituent autant de pendants à l’histoire littéraire institutionnelle.

BIBLIOPHILIE ET HISTOIRE LITTÉRAIRE : 
UNE IMPROBABLE ALLIANCE ?

Pourtant, rien ne va moins de soi, à première vue, que cette alliance nouée entre le monde du collectionnisme et celui de l’historiographie littéraire. Les images ancrées dans l’imaginaire collectif ayant la vie dure12, la bibliophilie évoque immédiatement la figure du « curieux » de La Bruyère retranché dans sa « tannerie » et ses mètres linéaires de maroquin, ou, plus proche de la période qui nous intéresse, l’exemple du « bibliotaphe » M. Boulard, qui apparaît sous la plume pleine de verve de Charles Nodier comme évoluant difficilement au milieu de « dix-huit mille in-folios13 » entassés en piles vacillantes sur le point de s’écrouler. En d’autres termes, le bibliophile, à travers ses avatars successifs – le collectionneur compulsif qui hante les physiologies des années 1830 et 1840, l’amateur spécialisé courant les quais en quête de pépites bibliographiques, l’esthète bibelotier de la fin du siècle – est réputé s’intéresser essentiellement aux particularités matérielles de tel ou tel exemplaire, et semble souvent plus prompt à en opérer le collationnement, à en déterminer le format, le nombre de tirages ou la provenance, qu’à en analyser le contenu. D’un côté, donc, avec la bibliophilie, nous nous trouverions du côté du règne de l’objet-livre, du culte de la rareté et de la singularité, de l’élitisme assumé d’une pratique parfois ésotérique, tandis que de l’autre, avec l’histoire littéraire, nous serions confrontés à des présupposés méthodologiques et axiologiques diamétralement opposés, fondés sur le primat du texte et l’ambition de constituer un panthéon consensuel valable à l’échelle de la nation, dûment relayé par les instances de légitimation institutionnelles propres au champ littéraire. Car c’est bien au xixe siècle, ainsi que le rappelle José-Luis Diaz, qu’aboutit la logique de promotion symbolique initiée au cours du dernier tiers du siècle des Lumières et qui fait de l’homme de lettres, aux côtés du prince et du guerrier, une nouvelle figure de « grand homme » offerte à l’admiration et à la reconnaissance collectives ; cette « révolution que l’Académie française, machine institutionnelle, a commencé à faire sienne dès les années 175014 », trouve comme on le sait son pendant architectural dans l’investissement du Panthéon en tant que lieu de dévotion laïque destiné à honorer les nouveaux saints du siècle.

Toutefois, la voie royale sur laquelle s’engage l’histoire littéraire consacrée et consacrante n’empêche pas, bien au contraire, la multiplication de voies de traverse et de sentiers secondaires qui s’éloignent délibérément des chemins balisés pour s’égarer sur le terrain mouvant de la « petite » histoire, sans craindre de privilégier les haltes auprès d’œuvres et d’auteurs affligés par un déficit de reconnaissance d’ordre commercial, critique, ou esthétique. Un certain nombre de travaux se sont d’ailleurs récemment intéressés aux mécanismes épistémologiques mis en œuvre par ces histoires littéraires alternatives, souvent informelles et volontairement dissociées de tout ancrage institutionnel. Au seuil de L’Histoire littéraire des écrivains, Antoine Compagnon estime ainsi que le xixe siècle voit coexister deux types d’histoire littéraire, la première faite par les professeurs et portée par l’institution universitaire, et la seconde « rivale, parallèle, alternative, sans doute moins visible, moins systématique, moins institutionnelle, car plus discontinue, plus capricieuse, plus personnelle, mais non moins décisive : celle que les écrivains eux-mêmes jettent sur le papier15 ». De même, à côté du concert de louanges célébrant les mérites de quelques figures auctoriales concentrant les signes de reconnaissance symbolique, et parmi lesquels les auteurs du bien-nommé « Grand siècle », érigés en autant de références exemplaires, se distinguent tout particulièrement, quelques notes dissonantes ne manquent pas de faire entendre, en arrière-fond, la petite musique d’une histoire littéraire s’écrivant sur le mode mineur. On peut songer à Sainte-Beuve qui, « au lieu de se fier au palmarès en vigueur », se rêve en « explorateur des coulisses et des antichambres » ou encore en « découvreur d’inconnus […]16 », et dont le Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au xvie siècle (1828) se présente comme un espace de réévaluation des œuvres de la Pléiade17. Plus largement, c’est toute une critique « archéologique » et « exhumatrice », déterreuse de cadavres oubliés, qui prend son essor après lui, les déclassés de 1830 ne demandant bientôt qu’à se reconnaître dans les « oubliés et les dédaignés18 » des siècles passés. Il s’agit, dans tous les cas, de contester l’absolutisme des normes axiologiques et des échelles de valeurs brandies par la critique institutionnelle en se réclamant, a contrario, d’une approche résolument relativiste. La revalorisation romantique de la catégorie du « grotesque » et des auteurs qui s’y rapportent se révèle à cet égard particulièrement éclairante :

Tout porte à croire en effet que le xixe siècle aperçoit dans les grotesques l’expression performative du vertige relativiste : la volonté de préserver le polymorphisme littéraire, la méfiance éprouvée à l’égard de la critique normative, la méditation sur la contingence de l’histoire, la pensée analogique assimilant les poetæ minores aux ratés de 1830 […]19.

Qu’en est-il, dès lors, de la bibliophilie, et où situer l’intersection entre la collection de livres rares, précieux ou curieux, et la nébuleuse formée par ces histoires littéraires alternatives et antisystématiques dont nous venons d’esquisser quelques caractéristiques ? C’est sans doute, justement, à travers la découverte ou la redécouverte d’œuvres et d’auteurs oubliés susceptible de déboucher sur la quête d’exemplaires rares, curieux et singuliers, pour employer le langage des amateurs, que les positions du bibliophile et du (contre)-historien littéraire trouvent à se juxtaposer, à se renforcer mutuellement, et même à se superposer. Cette collusion d’intérêt entre une logique collectionneuse avide de rareté, de singularité, et une démarche historiographique qui ne craint pas de subvertir les canons littéraires établis, a d’ailleurs déjà retenu l’attention de la recherche universitaire et fait l’objet de travaux particulièrement stimulants, que le présent recueil souhaite prolonger. C’est le cas du chapitre que consacre Mélanie Leroy-Terquem, dans sa thèse de doctorat, à la constitution d’un corpus de « petits romantiques » placés sous le régime de la « petite histoire ». Elle y met en lumière le rôle essentiel joué par les bibliophiles dans l’entretien d’une mémoire fragile et vacillante, car non encore relayée par l’institution universitaire, laquelle ne s’emparera du corpus des « petits romantiques » qu’au début du siècle suivant, au prix d’un véritable gap dans la chaîne de transmission du souvenir. Gardiens officieux de la mémoire des éclopés de la bataille romantique, les « amoureux des livres savent [en effet] que leur caractère obsessionnel fait d’eux des alliés de poids pour l’histoire littéraire20 », et que les documents divers – éditions originales, lettres et billets autographes, estampes, etc. – qu’ils amassent patiemment en marge des bibliothèques officielles constituent un matériau de première main pour la postérité. Dans l’important ouvrage issu de sa thèse de doctorat, Nicolas Malais s’intéresse lui aussi à la figure du bibliophile historien en distinguant notamment « l’historien-bibliographe », dont les travaux érudits portent essentiellement sur l’établissement de guides ou de répertoires bibliographiques, de « l’écrivain-essayiste bibliophile, dont la pratique est avant tout littéraire21 » et dont le discours sur les livres se double volontiers d’un jugement sur les œuvres, ce qui en fait un espace d’articulation privilégié entre valeurs bibliophilique et littéraire. On songe également à l’article consacré par Marie-Françoise Melmoux-Montaubin aux Grotesques de Théophile Gautier, symptomatiques d’après elle de l’alliance nouvelle qu’établit le xixe siècle entre bibliophilie et histoire de la littérature ; car à côté d’une histoire littéraire qui « fait alors ses premiers pas », l’auteure souligne la vitalité d’« autres approches de la littérature, également fortifiées dans les troubles révolutionnaires, [qui] se déploient parallèlement22 », à l’image, précisément, de la bibliophilie, dont Gautier ne manque pas de souligner l’intérêt documentaire. À côté de ces approches ponctuelles ou monographiques, signalons enfin un récent numéro de la Revue d’histoire littéraire de la France traitant précisément des liens entre « bibliophilie, collectionnisme et littérature française ». L’introduction insiste à juste titre sur l’aptitude des bibliophiles à « cré[er] des espaces jusqu’alors inconnus ou méprisés du collectionnable », à l’image d’un Nodier élargissant « le domaine de la bibliophilie vers des productions négligées ou méprisées23 » de ses contemporains et contribuant ainsi à moduler les échelles de valeurs alors en vigueur dans le petit monde des collectionneurs de livres rares.

Mais si le terrain que se propose d’explorer notre dossier est en partie déjà balisé, il n’a pour autant pas encore fait l’objet d’un effort de saisie synthétique fédéré par un angle d’approche commun. C’est à cette ambition que nous tâcherons de répondre en plaçant notre étude de l’histoire littéraire pratiquée par les bibliophiles des xixe et xxe siècles sous le double signe du déplacement et du déclassement.

L’HISTOIRE LITTÉRAIRE VUE ET FAITE PAR LES BIBLIOPHILES, OU LE PAS DE CÔTÉ

Comme l’énonçait Jean-Marc Chatelain dans son article précédemment cité, la bibliophilie engage une certaine axiologie du livre, qui n’a que peu à voir avec les critères évaluatifs généralement adoptés pour apprécier tel ouvrage ou tel auteur. Ce système alternatif repose, ainsi que l’a démontré Jean Viardot dans plusieurs articles fondateurs24, sur la promotion de la notion de rareté, véritable alpha et oméga du collectionnisme, qui s’impose dans le courant du xviie siècle au détriment de valeurs plus unanimement reconnues – exemplarité morale, maîtrise esthétique et stylistique, intérêt historique ou documentaire. La bibliophilie, et c’est précisément ce qui scandalisa bon nombre de commentateurs ou de moralistes durant les siècles classiques25, repose ainsi sur une subversion du système de valeurs dominant qui érige paradoxalement l’exceptionnel en norme, le singulier en règle, et le manque de reconnaissance en marque d’élection. Ce sont les enjeux de ce regard délibérément décentré porté sur le champ littéraire que les études ici réunies ont vocation à explorer, sans ignorer les phénomènes de frottement, voire de heurt, entraînés par la confrontation d’échelles axiologiques distinctes et parfois antagonistes s’affrontant autour de l’objet-livre.

Une histoire décentrée ?

Ce pas de côté opéré par l’histoire littéraire informelle prisée par les bibliophiles peut s’observer à plusieurs niveaux, non-exclusifs les uns des autres. Il peut prendre la forme d’un décentrement chronologique passant par la revalorisation d’époques souvent délaissées ou méprisées par l’institution académique ou universitaire, à l’image de ce xvie siècle souvent perçu comme une « période intermédiaire et de transition – et donc mineure car hybride – entre deux époques bien françaises, le Moyen Âge et le Grand siècle26 ». François Rouget, à travers l’étude de la figure et des travaux éditoriaux de Prosper Blanchemain, met ainsi en lumière le rôle joué par les cercles bibliophiliques dans la réédition et la remise en circulation de certains textes méconnus de la Renaissance. À côté du siècle de Louis xiv, campé par l’histoire littéraire en véritable terminus ad quem des arts et des lettres, et dont les auteurs majeurs sont érigés en modèles rhétoriques indépassables, Nodier s’intéresse quant à lui aux sources de la littérature nationale et cultive dans sa pratique de collection comme dans son mode d’écriture un idéal de rétrogradation systématique dont nous nous efforçons de restituer les enjeux.

Mais c’est peut-être surtout à travers le goût qu’elle manifeste pour les « petits », les ratés, les oubliés de la tradition écrite nationale, que la bibliophilie s’affirme comme le pendant iconoclaste et subversif de la « grande » histoire littéraire et de ses figures consacrées. Peuplée de minores, d’auteurs excentriques et subversifs, ou tout simplement d’écrivains considérés comme médiocres dont la transmission n’est assurée que par quelques exemplaires difficiles d’accès, l’histoire littéraire bibliophilique peut ainsi assumer la forme d’une galerie d’inconnus paradoxalement célébrés en raison même de leur relative obscurité. José-Luis Diaz s’intéresse à ce titre à Charles Asselineau, pionnier de la revalorisation des éditions originales romantiques qui délaisse à dessein le massif hugolien pour consacrer à l’arrière-garde de la bataille d’Hernani des pages inversement proportionnelles à la place de ces oubliés de 1830 dans la légende du romantisme en cours d’élaboration. Raymond-Josué Seckel revient quant à lui sur le rôle joué par les cercles bibliophiliques dans la réédition, puis dans la progressive intégration des œuvres du « Divin marquis » au sein d’une histoire littéraire initialement peu encline à lui laisser une place autrement qu’au titre de monstrueux hapax.

Pour une histoire antisystématique : le règne de l’amateur

Cette histoire littéraire qui privilégie l’à-côté quant à ses objets d’études se caractérise également par son caractère volontairement informel, antisystématique et digressif, qui trouve dans la posture de l’amateur, opposée à celle de l’historien de métier, la justification d’un dilettantisme assumé, en particulier à la fin du siècle. Pierre-Jean Dufief s’intéresse au cas d’Octave Uzanne, moins historien à proprement parler que chroniqueur de la bibliophilie contemporaine, de ses petites manies et de ses goûts, et davantage adepte de l’anecdote piquante que du traité en bonne et due forme. Le « Prince des bibliophiles » ne nous en livre pas moins, sous la forme certes capricieuse du « zigzag », de la flânerie ou de la causerie, un tableau particulièrement vivant des us et coutumes en vigueur au sein de la sphère des amateurs fin-de-siècle. Anne-Christine Royère et Julien Schuh, de leur côté, insistent sur le rôle essentiel joué par les grands noms de l’édition bibliophilique du dernier tiers du xixe siècle dans la promotion de la figure de l’amateur, à la fois concepteur et consommateur de livres illustrés qui contribuent à mettre à l’honneur par tous les moyens techniques et artistiques disponibles des textes soigneusement sélectionnés27 ; de telles pratiques vont de pair avec le culte élitiste d’une individualité souveraine s’adressant à une petite communauté de lecteurs/collectionneurs triés sur le volet. À rebours du panthéon porté par l’édition mainstream, dont les gloires passées et présentes inondent le lectorat à coups de tirages étourdissants et de réclame tapageuse, s’établit ainsi un petit cercle de consommation littéraire alternative revendiquant crânement la validité de ses goûts en matière d’esthétique et de littérature.

« Livres anciens, rares ou précieux », mais pas seulement…

Parmi les biais méthodologiques qui ont longtemps entravé la pleine intégration des études et monographies consacrées à la bibliophilie au champ plus large de l’histoire du livre, des bibliothèques et des pratiques générales de collection, Yann Sordet pointe la manière dont les répertoires bibliographiques établis au xixe siècle, généralement consacrés aux manifestations les plus « spectaculaires » de la collection de livres, ont conduit à occulter d’autres types de pratiques bibliophiliques, nettement moins visibles car jugées comme sans intérêt et peu relayées par les périodiques et autres outils de références consultés par les amateurs :

L’intérêt et la science du bibliophile, comme du libraire, sont de nature bibliographique, exigent un savoir répertoire, ce qui les porte à accorder un maximum d’importance à l’objet même de la bibliophilie : le livre. La qualité de ce dernier seul a tendance à faire le bibliophile. […]. Cette propension à la prise en compte du livre seul entraîne une seconde conséquence : l’attention maximale est portée aux objets les plus dignes, les plus convoités, et donc aux collections qui furent les plus luxueuses28.

Or, le xixe siècle est précisément aussi celui de la démocratisation de la bibliophilie, dont les joies se trouvent désormais à portée de bourses plus modestes que celles d’un Pichon, d’un Yéméniz ou d’un Rothschild, dont les somptueuses collections pouvaient compter jusqu’à plusieurs milliers de volumes. C’est pourquoi, à l’occasion de ce dossier placé sous le signe de la « petite » histoire littéraire, un certain nombre d’études font le choix de la « petite » bibliophilie contre les fastes du grand collectionnisme. Le « beau livre », luxueusement orné ou relié, ne sera certes pas absent de nos réflexions, ainsi que le montre l’exemple de Jean de Tinan, ce jeune auteur désireux d’assurer sa reconnaissance auprès de la postérité en cultivant une forme de dandysme éditorial en adéquation avec les préceptes de la bibliophilie fin-de-siècle, et dont Nolwenn Pamart nous livre un passionnant portrait. Néanmoins, à côté des tirages confidentiels imprimés sur papier de couleur et mirifiquement revêtus de maroquins, il sera également question de la zone grise du livre de « semi-luxe », qui se structure en sous-champ éditorial autonome dans la seconde moitié du siècle, et dont Olivier Bessard-Banquy nous ouvre les portes dans une éclairante synthèse : il s’agit en effet, selon une injonction quelque peu paradoxale, de mettre le « beau livre » illustré à la portée du plus grand nombre, et en particulier d’un lectorat bourgeois soucieux de revendiquer, à travers la constitution de bibliothèques recherchées, une certaine distinction sociale. C’est également dans ce cadre que l’on peut situer la collaboration de Paul Lacroix, dit le bibliophile Jacob, avec un illustrateur comme Gustave Doré, collaboration dont Magali Charreire nous retrace la genèse en montrant qu’elle permet au conservateur de l’Arsenal de consolider sa position dans le champ éditorial et littéraire.

Plus radicalement encore, il sera possible d’élargir les frontières de la bibliophilie au-delà du seul domaine du livre manuscrit ou imprimé ; plaquettes et brochures en lien avec l’histoire de Paris seront à l’honneur dans le fonds Eugène Le Senne que Laurent Portes nous invite à visiter, tandis que Jean-Didier Wagneur nous introduit dans les arcanes de l’« hémérophilie » telle que pratiquée par Firmin Maillard, c’est-à-dire la collection de périodiques. Loin des fastes et des dorures des collections dispersées à grand tapage au sein de l’hôtel Drouot ou de la salle Silvestre, l’accent sera mis sur le bruissement discret de ces milliers de pages simplement brochées, parfois mal conservées, imprimées à la va-vite, dont certains traqueurs de papier passionnés savent faire leur miel. C’est alors la défroque du chiffonnier29, figure incontournable de l’imaginaire dix-neuviémiste, qu’endosse le bibliophile, silhouette perpétuellement à l’affut guettant dans la boue des quais ou dans le bric-à-brac des bouquinistes la pépite méconnue, le « petit » document curieux qui lui permettra de jeter un éclairage inédit sur tel ou tel pan méconnu de l’histoire politique, sociale ou littéraire.

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1 Joris-Karl Huysmans, À rebours, éd. Marc Fumaroli, Paris, Gallimard, 2006 (Folio classique), p. 250.

2 Bertrand Bourgeois, Poétique de la maison-musée (1847-1898) : du réalisme balzacien à l’œuvre d’art « décadente », Paris, L’Harmattan, 2009, p. 216.

3 J.-K. Huysmans, op. cit., p. 109.

4 Ibid., p. 110.

5 Ibid., p. 254.

6 Ibid., p. 255.

7 Ibid., p. 254.

8 Julia Przybós, « De la poétique décadente : la bibliothèque de Des Esseintes », L’Esprit créateur, n° 28, Imaginary Libraries: the Book in the Text, 1988, p. 67.

9 J.-K. Huysmans, op. cit., p. 302.

10 Jean-Marc Chatelain, « Bibliophilie et tradition littéraire en France au début du xviiie siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, 115e année, n° 1, mars 2015, p. 92.

11 Jean Viardot, « Les nouvelles bibliophilies », dans Histoire de l’édition française, t. iii. Le Temps des éditeurs : Du romantisme à la Belle Époque, dir. Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Paris, Fayard, 1990, p. 385.

12 Pour se faire une idée de l’ensemble des principaux textes traitant, depuis l’Antiquité, de la manie d’entasser les livres, souvent pour la moquer ou la condamner, nous renvoyons au fort utile florilège intitulé Bibliomanies ; on y trouvera, entre autres, des extraits de l’œuvre de Sénèque, La Bruyère, Charles Nodier, Paul Lacroix, Charles Asselineau ou Albert Cim (Bibliomanies, Strasbourg, Ivres de livres, 2010).

13 Charles Nodier, « L’amateur de livres », dans Les Français peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du xixe siècle publiée par Léon Curmer, éd. Pierre Bouttier, Paris, Omnibus, t. ii, 2004 [1840-1842], p. 330.

14 José-Luis Diaz, « Révolutions de la gloire », Le Magasin du xixe siècle, n° 7, 2017, p. 27.

15 Antoine Compagnon, « L’autre histoire littéraire », dans L’Histoire littéraire des écrivains, dir. Vincent Debaene et al., Paris, PUPS, 2013, p. 8.

16 José-Luis Diaz, « Grands hommes et “âmes secondes” : la hiérarchisation des rôles littéraires à l’époque romantique », dans Pour une esthétique de la littérature mineure. Colloque « Littérature majeure, littérature mineure », Strasbourg, 16-18 janvier 1997, dir. Jean-Luc Fraisse, Paris, H. Champion, 2000, p. 75.

17 Même si, comme le signale Jean Céard, on sait que « la poésie du xvie siècle était moins oubliée ou négligée, quand Sainte-Beuve se mit à s’en occuper, que celui-ci n’a paru le laisser croire ». Voir Jean Céard, « Sainte-Beuve et le xvie siècle », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 57, 2005, p. 180.

18 Pour reprendre le titre de l’ouvrage bien connu de Charles Monselet, Les Oubliés et les dédaignés : figures littéraires de la fin du xviiie siècle, Alençon, Poulet-Malassis et de Broise, 1857.

19 Martine Lavaud, « “Grotesque xixe siècle” : le vertige relativiste des exhumations littéraires », Romantisme, n° 114, L’Expérience du relatif, 2001, p. 42.

20 Mélanie Leroy-Terquem, La Fabrique des « petits romantiques » : étude d’une catégorie mineure de l’histoire littéraire, thèse de doctorat en littérature française soutenue le 12 novembre 2007, dir. Françoise Mélonio, université Paris iv-Sorbonne, p. 65.

21 Nicolas Malais, Bibliophilie & création littéraire (1830-1920), Paris, Cabinet Chaptal, 2016, p. 48.

22 Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, « Bibliophilie ou histoire de la littérature ? Les Grotesques de Théophile Gautier », dans Théophile Gautier : l’invention médiatique de l’histoire littéraire, Médias 19 [En ligne http://www.medias19.org/index.php?id=15986 (consulté le 19 août 2018)].

23 François Moureau, « De la bibliophilie à l’histoire littéraire », Revue d’Histoire Littéraire de la France, op. cit., note [10], p. 7 et 9.

24 Voir en particulier Jean Viardot, « Naissance de la bibliophilie : les cabinets de livres rares », dans Histoire des bibliothèques françaises, t. ii : Les Bibliothèques sous l’Ancien Régime, 1530-1789, dir. Claude Jolly, Paris, Promodis, 1988, p. 269-290, et « Les nouvelles bibliophilies », art. cit., note [11], p. 383-402.

25 Nous renvoyons, entre autres, au traité De la bibliomanie de Louis Bollioud de Mermet, [S.l. : s.n.], 1761, qui condense sur un mode moraliste l’essentiel des critiques adressées à la collection de livres rares ou précieux : culte de l’enveloppe matérielle au détriment du contenu intellectuel, goût des reliures fastueuses et des riches ornements, etc.

26 Daniel Maira, Renaissance romantique. Mises en fiction du xvie siècle (1814-1848), Genève, Droz, 2018, p. 12.

27 Concernant la promotion de la figure de l’amateur comme nouvelle instance ordonnatrice de l’édition bibliophilique à la fin du siècle, voir les deux journées « Les architectes du livre », qui se déroulèrent respectivement le 29 mai 2017 à la bibliothèque de l’Arsenal et le 15 décembre 2017 à l’université Paris Nanterre, sous la codirection de Julien Schuh et Anne-Cristine Royère. Actes à paraître.

28 Yann Sordet, Pierre Adamoli et ses collections : l’amour des livres au siècle des Lumières, Paris, École des Chartes, 2001, p. 24.

29 Sur ce sujet, qui occupe beaucoup en ce moment les études littéraires, voir Antoine Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017, et le dossier Les Chiffonniers littéraires paru dans le dernier numéro de la Revue d’histoire littéraire de la France, n° 3, juillet-septembre 2018.