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David McKitterick, Textes imprimés et textes manuscrits. La quête de l’ordre. 1450-1830

Lyon : ENS Éditions ; Institut d’histoire du livre, 2018. 357 p., ill.

Jean-Yves MOLLIER

Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

Publié en anglais en 2003, traduit en français par Oristelle Bonis et Lise Pomier, ce livre est une version très remaniée des conférences Lyell données par l’auteur à l’université d’Oxford en mai 2000. Professeur de bibliographie historique à l’université de Cambridge, après avoir dirigé pendant de longues années la bibliothèque de Trinity College, dont il fut également vice-master, David McKitterick s’est fait connaître par sa grosse Histoire des Presses de l’université de Cambridge en trois volumes et sa participation à la Cambridge History of the Book in Britain aux côtés de Don McKenzie. Familier des bibliothèques s’il en est, David McKitterick a acquis précocement la certitude que l’on ne peut parler que des livres que l’on a longuement feuilletés, caressés, serrés dans ses mains, humés, inspectés, ligne à ligne, et comparés avec d’autres exemplaires présents ou absents du lieu où ils sont conservés. C’est cette expérience qu’il essaie de transmettre dans cet essai dont on peut affirmer d’emblée qu’il remet en cause les conclusions tirées par Elizabeth Eisenstein dans son célèbre livre de 1979 intitulé The Printing Press as an Agent of Change. Réfutant l’idée que l’invention de la presse à imprimer par Gutenberg aurait abouti à une industrialisation des livres, à leur standardisation et à leur uniformisation, David McKitterick s’acharne à illustrer son propos d’exemples de livres qui ressemblent, par leurs défauts, ou leur unicité, aux manuscrits qui avaient précédé la révolution de l’imprimé.

Divisée en neuf chapitres qui permettent à l’auteur de développer son point de vue en s’appuyant à chaque fois sur des volumes dont une quarantaine sont reproduits, l’étude débute par une présentation de ce que la bibliographie moderne a pu nous apporter. Du pionnier en matière de bibliographie historique et textuelle, Donald F. McKenzie, David McKitterick retient cette idée essentielle que les livres sont imprimés par des hommes et pas seulement par des machines, ce qui signifie que l’intervention humaine est présente dans les livres de Gutenberg à la révolution industrielle. Elle l’est de multiples manières, par des ajouts manuscrits en fin de volume, des interventions à l’intérieur du livre lui-même ou par de multiples autres procédés qu’il égrène au fur et à mesure du développement de son argumentation. Refusant la séparation traditionnelle entre livre imprimé et manuscrit, qui n’apparaît d’ailleurs que tardivement dans les catalogues des grandes bibliothèques, l’historien plaide en permanence pour une révision de nos certitudes. À ses yeux, c’est de métissage entre imprimé et manuscrit qu’il convient de parler pour le livre des xve, xvie et même xviie siècles. Rappelant les propos de Curt Bülher pour qui les premiers imprimeurs n’avaient vu dans leur invention que l’apparition d’une nouvelle forme d’écriture, il rappelle que la Bible à 42 lignes de Gutenberg a délibérément été fabriquée pour ressembler à un manuscrit et recevoir des espaces blancs dans lesquels le lecteur pouvait ajouter ses observations. De même que la musique était notée à la main sur les portées, de même le possesseur d’un livre, manuscrit ou imprimé, avait l’habitude de s’exprimer à l’intérieur des espaces qui lui étaient réservés. C’est la conservation des imprimés et des manuscrits dans les bibliothèques, notamment au xixe siècle, qui a abouti à donner l’illusion que les hommes du xve siècle et ceux du suivant établissaient une différence entre les deux sortes de livres.

Passant ensuite à l’étude des images, il montre comment, par exemple au xve siècle, elles pouvaient être gravées et intégrées dans des livres de prières manuscrits sans que le lecteur fasse vraiment la différence entre les deux formes ainsi juxtaposées. Le développement de l’illustration ayant été parallèle à celui de l’imprimé, les uns et les autres étaient étroitement mêlés, même si les collectionneurs, plus tard, ont séparé les images des textes dans lesquels elles avaient été collées ou insérées. Imprimées sur des grandes feuilles pour être découpées, nombre d’images de dévotion migraient ainsi vers de multiples supports avant d’être éventuellement coloriées et retravaillées par leur propriétaire. Cette observation permet à David McKitterick d’insister sur le fait que chaque détenteur d’un livre imprimé en faisait un usage particulier, le rendant ainsi aussi unique que l’avait été le manuscrit auparavant. Comme il le dit, « les textes ne sont pas fixes. Ils ne cessent de changer – au stade de l’écriture, de la fabrication, de la publication et ensuite au fil du temps, sans compter les modifications apportées par différents lecteurs », ce qui interdit de parler de livres standardisés, alors même qu’avec Érasme et d’autres humanistes, la conscience que l’imprimerie autorise une diffusion élargie de leurs travaux existe. Le lecteur est invité à intervenir en permanence dans l’exemplaire qu’il acquiert et qui, de ce fait, ne ressemble jamais complètement à un autre pourtant sorti du même atelier. Mis au point par un artisan qui ne travaille qu’un exemplaire à la fois, sujet à de multiples erreurs et ajustements, il est, sinon tout à fait unique, du moins singulier et ce, pendant une très longue période de l’histoire de l’imprimerie.

Dans les derniers chapitres de son étude, David McKitterick s’attarde sur les changements intervenus en Angleterre au xviiie siècle dans le monde de l’imprimerie. Peu nombreux et ne possédant guère qu’une ou deux presses, les maîtres imprimeurs voient leur nombre s’étendre afin de répondre aux besoins de la population en livres, et le territoire est de mieux en mieux maillé, les imprimeries de province se multipliant elles aussi. D’autres modifications du paysage interviennent, avec de nouvelles lois sur la propriété littéraire, le copyright, et des modifications sont apportées à l’impression elle-même, notamment par John Baskerville, peut-être pas essentiellement un outsider, comme l’écrit David McKitterick, mais un homme nouveau, une sorte d’entrepreneur schumpetérien avant la lettre, qui va révolutionner ce petit monde des artisans. L’introduction de la vapeur fera le reste, et l’on sait que Londres s’équipa en machines avant le reste de l’Europe, mais c’est l’apparition des stéréotypes, chez les Didot de Paris, autour des années 1790, qui lui paraît marquer un tournant. « L’exploitation des procédés stéréotypes donne une nouvelle signification au concept de répétition à l’identique par le biais d’une machine ». Pour autant, les erreurs ne disparaissent pas comme par enchantement et l’impression d’errata permet, une nouvelle fois, de distinguer des exemplaires différents pendant une assez longue période de temps.

Les derniers développements portent sur le concept d’auteur, mis à mal par les recherches des historiens du livre qui préfèrent voir dans un livre le produit collectif de tous ceux qui sont intervenus, à un moment ou à un autre, dans sa conception et dans sa fabrication, voire dans sa diffusion, le lecteur faisant le reste et s’appropriant non seulement le contenu mais le livre proprement dit jusque dans sa matérialité. Si l’on accepte bien volontiers de suivre l’auteur dans le déploiement de sa démonstration, souvent implacable, on s’étonne de ne voir à aucun moment intervenir un nouvel acteur, l’éditeur, que David McKitterick semble vouloir ignorer. À ses yeux, l’imprimeur était déjà éditeur, dès les origines, et rien ne semble pouvoir justifier un développement particulier en ce qui concerne son apparition, rejetée de la sorte, si l’on comprend bien, au-delà de la période étudiée, donc après 1830. Or la multiplication des romans au xviiie siècle, de Richardson notamment, mais aussi de Daniel Defoe, de Sterne et de Swift, a entraîné une nouvelle demande en livres de la part de lecteurs dont le rapport à l’objet livre n’est plus celui du possesseur d’une Bible, d’un traité de droit ou d’un manuscrit antique imprimé par Alde Manuce ou les Plantin. Cet aspect, comme l’ouverture de nombreux cabinets de lecture où les livres, et les journaux, passent de main en main, ne semble pas avoir retenu l’attention de l’auteur.

Demeure donc, lecture achevée, un regret : pourquoi ne pas avoir, in fine, repris l’argumentation d’Elizabeth Eisenstein, et s’être posé la question de l’éventuel changement, pour ne pas dire révolution, introduit par une innovation technologique qui allait permettre de passer de quelques lecteurs rares et privilégiés, entretenant nécessairement un rapport individualisé au livre, à des millions de lecteurs aux habitus différents et s’échangeant des feuilletons découpés dans les journaux avant d’être grossièrement cousus à la main et parcourus à la hâte pour s’en approprier le contenu et projeter sur celui-ci son monde intérieur. On dira qu’il s’agit là de pratiques culturelles observées au xixe siècle, donc après 1830, terminus de l’étude de David McKitterick, mais le surgissement des essay periodicals, avec l’apparition de la Review de Defoe en 1704, ou de The Original London Post qui publie Robinson Crusoe en feuilleton en 1719, nous semble introduire des changements dans le régime de lecture des livres sous-estimés par l’auteur. On sait que les lois sur la presse ont tué le feuilleton qui disparaît des journaux anglais en 1757 et qu’il ne réapparaîtra qu’après 1815, mais les romans ont circulé sous la forme de volumes dans la seconde moitié du xviiie siècle. Le succès des œuvres de Richarson, de sa Pamela bientôt condamnée par l’Index librorum prohibitorum, dans sa traduction française il est vrai, a été immense et a rejailli sur l’écriture d’un Jean-Jacques Rousseau ou d’un Goethe, modifiant, à notre sens, le rapport au livre du lecteur dont une sorte de Lesewut, de rage de lire, commence à modifier le comportement. On aurait aimé que David McKitterick consacrât quelques pages à ces mutations des sensibilités et des comportements qui nous paraissent, quoique décalés et retardés par rapport à l’innovation gutenbergienne, annoncer une authentique révolution des manières de lire.