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Enjeux de la numérisation des mazarinades

Tadako ICHIMARU

Université Gakushuin, Tokyo

LA FRUSTRATION DES CHERCHEURS

Les contraintes matérielles du corpus

La recherche d’une mazarinade génère souvent un sentiment de frustration, provenant de la difficulté de la localiser. Du reste, où se trouvent les mazarinades ? Ces 5 000 à 6 000 pamphlets et libelles publiés pendant la Fronde (1648-1653) et parvenus jusqu’à nos jours sont dispersés à travers le monde et forment dans les bibliothèques des collections d’une grande diversité d’ampleur ou de présentation. Personne ne peut voir toutes les mazarinades en même temps. Et toutes les collections qui les conservent ne disposent pas forcément de catalogue exploitable. Certaines pièces ont parfois été mal identifiées, et classées dans d’autres catégories. D’où de nombreuses recherches infructueuses, aussi bien à l’issue d’un « feuilletage » du catalogue que d’un « dépouillement » des volumes de recueils eux-mêmes, qui invitent à renouveler la prospection dans une autre bibliothèque.

Cette frustration tient aux principaux caractères physiques de ce corpus, que sont sa masse et sa dispersion. On doute de pouvoir connaître un jour le nombre total de mazarinades conservées à travers le monde ; il n’est guère envisageable d’évaluer le nombre des exemplaires disséminés dans les collections françaises ou étrangères. En dépit de ces difficultés d’accès, deux monuments de la recherche historiographique et littéraire leur ont été consacrés à la fin du XXe siècle : La Fronde des mots de Christian Jouhaud, paru en 1985, et La presse de la Fronde (1648-1653) : les Mazarinades d’Hubert Carrier, publié en deux volumes en 1989 et 19911. Jouhaud précise que son ouvrage « n’est pas une thèse sur les mazarinades. Mais une étude de mazarinades2 », et il avoue : « je ne sais si une vie suffirait pour les [les cinq mille mazarinades] analyser toutes complètement3. » Hubert Carrier s’est malgré tout lancé dans cette entreprise intrépide et ne publia sa synthèse qu’à l’issue de 35 années d’un travail de prospection et de documentation. Il a signalé dans son livre les deux besoins fondamentaux de toute recherche, à l’avenir, sur les mazarinades : une « bibliographie complète et exacte » et « une équipe de chercheurs4 ».

Le passage au Web

Depuis 1991, Internet puis le Web ont ouvert un espace virtuel de conservation et de diffusion des ressources textuelles presque sans limite. Des chercheurs, notamment en Lettres et Sciences humaines, se sont passionnés pour le nouvel outil et ont construit des banques de données textuelles dès la première moitié des années 1990. La Bibliothèque nationale de France a pris l’initiative de constituer une bibliothèque numérique (Gallica fut lancée en 1997), alors que la plupart des établissements – y compris la BnF elle-même – n’avaient pas achevé l’informatisation et la mise en ligne de leurs catalogues.

Internet s’est révélé être un milieu optimal pour accumuler des renseignements accessibles à distance et, en matière de livres anciens, la numérisation a facilité cette accessibilité aux textes tout en protégeant les originaux. Et pourtant, peu d’entre nous avaient, dès les années 1990, eu l’idée de construire des sites consacrés aux ressources pour la recherche en Lettres et en Sciences humaines sur le Web. C’est dans ce contexte, à la fin des années 1990, que les bases du Projet Mazarinades ont été esquissées : pour pouvoir surmonter les contraintes matérielles rédhibitoires du corpus des Mazarinades – la quantité et l’éparpillement – il fallait réfléchir aux modalités de leur numérisation et de leur mise en ligne sur Internet.

Entre les textes en ancien français – les médiévistes ayant une longue tradition philologique, déjà bien adaptée au milieu informatique – et les textes modernes de grands écrivains du XVIIe siècle, les mazarinades se présentent discrètement comme un champ ambigu et longtemps délaissé par les approches philologiques. Il n’y a que 147 mazarinades rééditées et publiées avec des notes critiques : celles qui ont nourri le Choix de Célestin Moreau, et les 52 mazarinades publiées par Hubert Carrier5. Ces 147 pièces, sur 5 000 ou 6 000, sont bien peu, alors même que ces textes font partie intégrante de l’espace politique et littéraire du XVIIe siècle. Autrement dit, les mazarinades constituent un territoire sous-exploité. Mais encore convient-il de trouver une méthodologie qui leur soit adaptée.

Sortir des sentiers battus : le principe du Projet Mazarinades

Contrairement peut-être à d’autres corpus littéraires, les Mazarinades requièrent une numérisation qui conserve la matérialité originelle du document, ce qui conduit à préserver le « mode image » dans la numérisation tout en affichant la transcription diplomatique dans l’édition textuelle. La disponibilité de l’original est une garantie scientifique et un moyen de vérification (ainsi que de différenciation entre plusieurs éditions du même texte). Par ailleurs, le fait que nous ignorions à quelle échéance il sera possible de disposer de toutes les mazarinades a dicté une procédure de travail spécifique : nous avons commencé la dématérialisation de milliers de textes et en même temps travaillé à l’établissement de certains d’entre eux. Au lieu d’envisager de publier en une fois le résultat ultime de nos travaux, nous avons proposé de construire le projet tout en fournissant des outils (catalogue, moteur de recherche, index, fonctions de ré-indexation, de note, de référence, d’archivage, etc.) permettant au fil de l’eau aux chercheurs de trouver tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, dans un environnement in progress. Aussi, presque chaque jour le site était (et est) en quelque sorte renouvelé par de nouveaux apports, alors que la majorité des éditions numériques, après avoir été publiées ab ovo sur le Web, ne sont pas plus évolutives que le livre de papier. Beaucoup de ressources littéraires et scientifiques ont ainsi négligé cette mobilité qui constitue l’avantage décisif du support informatique…

L’idée du Projet Mazarinades fut aussi de s’affranchir du processus ordinaire de publication du texte numérique, et d’exploiter un autre chemin de recherche. Nous l’avons conçu comme une entreprise de long terme, à l’image de la Sagrada Família d’Antoni Gaudí à Barcelone, commencée à partir de 1882 et continuée grâce à la collaboration de plusieurs générations d’architectes.

Nous avons réellement mis en œuvre le projet avec la numérisation des 2 700 mazarinades de la bibliothèque de l’Université de Tokyo en 2008, grâce à une subvention du gouvernement japonais6. Puis la transcription diplomatique des textes a suivi, ainsi que la construction du corpus numérique et linguistique qui fut mis en ligne en 2011. Par ailleurs, nous avons proposé des protocoles de normalisation, notamment pour le référencement des mazarinades ; celui-ci a été adopté récemment par la Bibliothèque royale de Copenhague pour le signalement catalographique de ses mazarinades7. Quelques étudiants préparent actuellement une thèse de 3e cycle qui s’appuie sur le corpus du Projet Mazarinades ou sur un examen renouvelé des mazarinades8. Mais c’est surtout le colloque organisé à Paris en juin 2015 par la Bibliothèque Mazarine et la BnF, sous la direction de Stéphane Haffemayer, Patrick Rebollar, Yann Sordet et moi-même, qui a confirmé la justesse de nos choix en concrétisant une collaboration internationale fortement souhaitée dès l’origine par le Projet Mazarinades. Il nous donne également l’occasion de dresser le bilan de la première étape du projet avant de passer à la suivante.

AUX ORIGINES DU PROJET MAZARINADES

La collection de Tokyo

L’histoire de la collection de mazarinades aujourd’hui conservées à Tokyo commence en novembre 1978 par l’achat d’un lot exceptionnel de 44 volumes mis en vente sous le titre : MAZARINADES : A Comprehensive Collection of Year 1647-1652/About 2,800 French Political Pamphlets. L’ensemble fut acquis par le gouvernement japonais auprès du libraire hollandais Dekker & Nordemann, et déposé dans la bibliothèque principale de l’Université de Tokyo, sans aucune mention de provenance mais avec un signalement du prix d’achat : 40,5 millions de yens9. Pourquoi le Japon avait-il acheté cette collection de 44 volumes, qui reste probablement la plus importante aujourd’hui en Asie ? La raison n’en était pas réellement scientifique mais tenait simplement à une balance commerciale et à un taux de change extrêmement favorables. En d’autres termes, le gouvernement japonais disposait, en 1978, de « trop » de dollars à dépenser. Du reste, aucun chercheur au Japon ne s’intéressait alors sérieusement aux mazarinades, à l’exception de deux ou trois historiens. On ne disposait d’ailleurs, pour instrument de travail, que des deux volumes du Choix de Moreau publié en 1858, soit 95 mazarinades en reproduction intégrale ou partielle10. Et pendant longtemps, les seules « recherches » en japonais sur les mazarinades se résumèrent à une page de signalement de cette acquisition publiée dans la revue de la bibliothèque de l’Université de Tokyo11 par l’historien Michio Shibata, lui-même membre de l’université.

C’est en 1995, presque vingt ans après, que sur les conseils d’un professeur, je suis allée voir cette collection. Ses 44 volumes sont enfin sortis du coffre-fort de la bibliothèque et ont alimenté mes réflexions sur la thèse que je projetais alors de consacrer au burlesque dans la langue et la société françaises. Ce professeur,

M. Takeshi Matsumura (intervenant au colloque de juin 2015) s’était souvenu de l’achat récent d’une certaine quantité de documents du XVIIe siècle. Sans son signalement, il n’y aurait sans doute pas eu de Projet Mazarinades !

Il y eut dès lors de nombreux voyages entre Tokyo et Paris, effectués pendant une dizaine d’années, pour l’analyse de cette collection, dont le résultat a donné lieu à un article publié en 200912, après la soutenance de ma thèse13. Cet article constitua, hors du Japon, la première présentation de la collection de Tokyo et des quelques 2 700 mazarinades qui constituent la base principale de notre corpus. Il contenait également toutes les informations relatives aux provenances des sous-collections et à la condition des exemplaires (reliures, illustrations, armoiries, ex-libris, etc.).

Deux problématiques principales de la recherche sur les mazarinades : catalogage et définition

Comme beaucoup de chercheurs sans doute, j’avais rencontré au cours des recherches conduites pour ma thèse plusieurs difficultés, les principales étant l’état de couverture catalographique du corpus et sa définition même.

La collection de Tokyo disposait déjà d’un catalogue, sans doute dressé assez rapidement pour sa vente14 et constitué d’une liste approximative des débuts de titres tirés de la Bibliographie de Moreau15. Ce catalogue original de la collection de Tokyo n’était qu’une compilation de titres incertains, et donc pas vraiment exploitable16. Constituant le corpus de mes recherches sur le burlesque, il me fallait avant tout identifier clairement toutes les pièces de cette collection et en préparer une concordance avec la Bibliographie de Moreau et d’autres catalogues, notamment celui de la Bibliothèque Mazarine17.

Rencontre avec Hubert Carrier

En 1998, j’ai rencontré Hubert Carrier pour lui demander des conseils. Il était en train de préparer la publication d’un catalogue qui devait être, selon lui, une « Bibliographie historique et critique des mazarinades18 ». Il fut intrigué par la collection de Tokyo et nous avons commencé à travailler ensemble. D’après son témoignage, des recherches initialement consacrées au cardinal de Retz l’avaient conduit aux mazarinades, et finalement à s’intéresser à l’exploitation du « déluge » des textes de la Fronde19. Cette enquête l’a occupé durant 35 ans, m’a-t-il dit. Et le fruit de ce travail bibliographique inachevé est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Mazarine, qui en prépare la publication20.

Hubert Carrier souhaitait que son répertoire à venir tienne compte au moins de toutes les collections de plus de 2 000 pièces. Jusqu’alors la collection de Tokyo avait échappé à son enquête. Nous avons donc commencé ensemble l’exploration à distance de ces 44 volumes. Puis, lors de séances communes de travail, notamment à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, il m’a aussi enseigné la description bibliographique des mazarinades et montré l’ampleur des éléments que leur catalogage imposait d’identifier et de conserver. Autrement dit, le projet de dématérialisation des Mazarinades exigeait de solliciter encore massivement le papier.

Moreau, d’Artois, Carrier… et le Projet Mazarinades

Au XIXe siècle, Moreau avait dressé un catalogue de plus de 4 000 titres en trois volumes, suivi de trois Suppléments. Armand d’Artois a catalogué la collection de la Bibliothèque Mazarine en se basant sur les volumes de Moreau21. Et Hubert Carrier a préparé son répertoire, encore plus important, en travaillant sur une copie des volumes de d’Artois… J’ai pensé qu’il faudrait trouver une autre solution, sinon nos recherches allaient se perdre dans l’océan de papier que constituaient les travaux bibliographiques de nos prédécesseurs. Hubert Carrier envisageait pour sa part de publier son catalogue en cinq volumes au format B3, mais s’intéressait peu à l’informatique22.

Sans avoir traité du burlesque, finalement, ma thèse dépassait mille pages, en grande partie du fait du catalogue de la collection de Tokyo que j’avais entièrement refait. Et bien sûr, l’administration universitaire n’acceptait alors que le support papier : ni CD, ni DVD, alors que le recours aux nouvelles technologies m’apparaissait comme une nécessité. Le problème était de trouver comment adapter ces nouvelles technologies aux champs de recherche traditionnels. J’étais sûre qu’il y aurait beaucoup d’avantages à la numérisation des mazarinades. Si, comme l’écrivit Jouhaud, « chaque mazarinade est autonome » et « on ne peut pas séparer les énoncés des conditions de leur énonciation23 », il convient de conserver aussi, autant que possible, les éléments constitutifs de leurs conditions de production typographique.

Changer de support : changer de système conceptuel

Mais changer de support, c’est aussi changer de système conceptuel, aussi bien pour la conservation que pour l’accès, en accueillant à la fois les mazarinades et nos connaissances sur celles-ci, et tout cela de façon dynamique, en gérant à la fois la quantité et le détail, les données et les métadonnées.

En 2006, dans ma thèse, je proposai de numériser toutes les Mazarinades24. Au moins leur classement ne représenterait plus une contrainte pour la recherche. Dès lors, ce serait le moteur de recherches qui indexerait et réindexerait le corpus pour le soumettre à la particularité de chaque recherche (sur le titre, l’auteur, la date de publication, l’imprimeur, des éléments de contenu, etc.). La question du signalement serait donc en grande partie résolue et un nouveau champ de travail serait ouvert, dont profiterait également la conservation des originaux25. C’est pour réaliser cette ambition que le gouvernement japonais a décidé de subventionner à trois reprises depuis 2008 le Projet Mazarinades, qui est ainsi devenu réalité.

Quel périmètre pour ce corpus ?

Numériser et rassembler toutes les mazarinades dans un espace virtuel nous permettrait de réfléchir à une question naïve mais fondamentale : celle des limites. Par exemple, lorsqu’on trouve, dans une bibliothèque, une pièce anciennement reliée avec des Mazarinades, et qui annonce la naissance d’un bébé monstrueux, peut-on la qualifier de « mazarinade26 » ? La question fondamentale est bien celle de la définition du terme.

Hubert Carrier avait refusé l’admission de telles pièces dans le corpus des mazarinades, les qualifiant de simples occasionnels, selon une définition rigoureuse, à deux termes : les mazarinades sont des pièces publiées entre 1648 et 1653, d’une part, et concernant l’opinion publique pendant la Fronde, d’autre part27. La pièce en question a bien été publiée en 1649, mais la naissance d’une fille avec deux têtes ne semble avoir aucun rapport avec l’opinion publique pendant la Fronde… Sauf à admettre, avec Myriam Tsimbidy, sa dimension « emblématique » :

[… ] tout en s’affichant comme des transpositions de fictions romanesques, de légendes, de prédictions, [ces libelles] se donnent à lire comme des reconfigurations d’événements publics28.

Une fille à deux têtes pourrait ainsi représenter la France de 1649, même si le texte ne porte aucune trace de cette interprétation politique. Pour marquer la persistance du doute, pourquoi ne pas créer, dans notre corpus, la catégorie de quasi-mazarinade, et l’intégrer parmi les métadonnées de la pièce concernée ?

Que dire également du Mascurat29 de Gabriel Naudé ? Écrit pour présenter et commenter des mazarinades, il peut être catégorisé comme méta-mazarinade. Hubert Carrier et moi-même avions discuté de ces propositions terminologiques, mais pour lui, il n’y avait pas d’élargissement possible.

Par ailleurs, toujours selon la définition d’Hubert Carrier, certaines pièces du cardinal de Retz publiées après 1653 ne peuvent pas être considérées comme des mazarinades, malgré leur importante relation à la Fronde30. Cette position mérite discussion. En tout cas, la catégorie de post-mazarinade paraît légitime.

Qu’est-ce qui est mazarinade et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Construire un corpus des mazarinades nous conduit fatalement à cette question des limites qu’évoque également Christian Jouhaud31 à propos de pièces bordelaises postérieures à la Fronde et pour lesquelles nous proposons donc, pour les études futures, la catégorie de post-mazarinade. Par la suite, lorsqu’un grand nombre de pièces sera catégorisé, il deviendra possible d’étudier chacune des catégories – ne serait-ce que pour mesurer leur pertinence (et avec la possibilité, dans le cas contraire, de faire disparaître celles qui n’auraient pas d’intérêt).

L’héritage des collectionneurs : un facteur d’ambiguïté ?

Les mazarinades ne sont pas toujours contre Mazarin. Leur diversité et leur fécondité étonnent ; leur hétérogénéité peut surprendre.

Historiquement, les documentalistes et les collectionneurs ont joué un rôle important pour leur conservation. Certains contemporains de la Fronde, qui ont recueilli des pièces distribuées dans la rue ou vendues à la criée sur le Pont-Neuf, y compris des plaquettes calomnieuses ou obscènes dont la détention représentait un risque, les ont par la suite rassemblées en recueils, eux-mêmes réunis sous les titres uniformes de « Pièces du temps » ou « mazarinades ». Il est délicat de dire si, avec le développement du phénomène bibliophilique, il y eut un véritable marché des mazarinades avant ou après la Révolution française, ou seulement après la Restauration : en tout cas, la publication de la Bibliographie de Moreau, qui qualifia de « rares » ou « très rares » certaines pièces, a sans doute contribué à cristalliser l’intérêt pour les mazarinades et a été utilisée pour les rechercher et les organiser32

Quand Moreau a entrepris le catalogage des mazarinades, dans la première moitié du XIXe siècle, il y avait apparemment deux manières de définir la « mazarinade ». La première, très brève, a été consignée par Émile Littré dont le Dictionnaire de la langue française fut publié par Hachette entre 1863 et 1872 (pour la première édition) : pièce publiée « contre Mazarin, du temps de la Fronde », le terme provenant de La Mazarinade de Scarron, malgré l’emploi antérieur du mot par Marigny33. L’autre approche, plus nuancée, se trouve chez Pierre Larousse dont le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle fut publié de 1866 à 1876 (suivi de deux suppléments en 1878 et 1888). Elle revient à accepter les mazarinades dans leur diversité : Larousse écrit certes que ce sont « des pamphlets, satires, libelles en prose et en vers que les frondeurs publiaient contre Mazarin [… ] », mais il en cite de très diverses, nomme des auteurs et des partis, mentionne les travaux de Moreau (Bibliographie et Choix) et signale « la plus grande variété dans ces pamphlets », émanant aussi bien d’anti que de pro-Mazarin34. Moreau était-il assez clair dans la définition que sa Bibliographie de 1850-1851 proposait ? Larousse semble l’avoir suivi, tandis que Littré est resté plus sommaire.

Au XXe siècle, Armand d’Artois catalogue la collection de la Bibliothèque Mazarine d’après Moreau en l’enrichissant d’éditions qu’il a découvertes, mais sans questionner à nouveau la définition. Hubert Carrier, en ce qui concerne son projet de « Bibliographie historique et critique des Mazarinades », a suivi la voie tracée par Moreau et d’Artois.

LES ENJEUX DU PROJET MAZARINADES

Quelle est aujourd’hui la position du Projet Mazarinades ? En termes de corpus, nous intégrons toutes les pièces préalablement étiquetées ou conservées sous le nom de « mazarinade ». Un des principaux enjeux du projet est cette perspective de globalité qui vise à fournir aux chercheurs une vue panoramique ; libre à ces derniers de reconsidérer, dans l’exploitation qu’ils feront du corpus, le problème même de la définition.

Couverture panoramique du corpus et approche ouverte de la définition du terme « mazarinade » constituent les deux premiers enjeux du projet. Le troisième enjeu repose sur la réactivation de l’échange et de la communication scientifique relative aux mazarinades, y compris évidemment par le débat contradictoire (par exemple, sur la définition même du terme « mazarinade »). Le quatrième enjeu en découle : l’organisation d’une communauté de chercheurs susceptible de promouvoir des enquêtes et d’en publier les fruits, d’organiser les débats et de former de nouveaux chercheurs.

La dernière forme du Projet Mazarinades : Intermédiaire entre les savants et le grand public

Rassembler toutes les mazarinades : vaste programme… ? Le projet, qui a démontré sa viabilité, n’est pas très éloigné du Codex Sinaiticus Project qui a réussi à reconstruire sur le Web en 2008 l’un des plus anciens manuscrits de La Bible (IVe siècle), dont les fragments sont conservés par quatre institutions relevant de quatre pays différents35. Le Codex Sinaiticus Project remplit quatre missions principales : conservation, numérisation, transcription et dissémination. Notre Projet Mazarinades a aussi été conçu non seulement pour la conservation mais aussi pour la réanimation de ces textes anciens, mis en ligne et assortis d’outils de lecture et de consultation. La numérisation des mazarinades, qui nous a permis de maîtriser ce corpus volumineux et épars, permet dans le même temps la lecture par le grand public et le développement d’une plateforme de travail scientifique susceptible de refléter en direct les résultats de la recherche.

Les mazarinades numériques en ligne doivent être accessibles à tous. Tel est le cinquième enjeu du projet : constituer un intermédiaire entre les savants et le grand public.

Ouverture de la plateforme

Outre les 2 709 pièces déjà disponibles, nous préparons actuellement l’import de plusieurs centaines de pièces numérisées à la faveur de partenariats, à commencer par celui de la bibliothèque municipale de Bordeaux qui nous a transmis plus de 1 000 mazarinades, principalement bordelaises, reproduites en 2014. Ces nouvelles mazarinades destinées à alimenter le corpus comprennent des éditions inconnues de la Bibliographie de Moreau et parfois repérées par les suppléments bibliographiques publiés par Philippe Van der Heaghen36, Émile Socard37 ou Ernest Labadie38, ou encore par les travaux d’Armand d’Artois et d’Hubert Carrier.

Les mazarinades numérisées et publiées en ligne dans le cadre du Projet Mazarinades constituent une plateforme de travail librement accessible par l’intermédiaire d’une interrogation catalographique et d’une recherche lexicale en plein texte. Par ailleurs, les chercheurs membres du projet peuvent accéder à l’intégralité des pièces et à un environnement éditorial qui leur permet aussi bien de corriger les coquilles de la numérisation que d’ajouter des notes scientifiques et de signaler leurs propres recherches, à l’instar de ce que Myriam Tsimbidy a fait en 2012 avec une pièce du cardinal de Retz39.

C’est la naissance de cette communauté de chercheurs sur les mazarinades et le développement de cette épistémologie nouvelle que j’appelle aujourd’hui de mes vœux.

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1 Christian Jouhaud, La Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985. Hubert Carrier, La presse de la Fronde (1648-1653) : les Mazarinades. La Conquête de l’opinion, Genève, Droz, 1989, et La presse de la Fronde (1648-1653) : les Mazarinades. Les hommes du livre, Genève, Droz, 1991.

2 C. Jouhaud, La Fronde des mots…, op. cit., p. 17.

3 Ibid.

4 H. Carrier, La Conquête de l’opinion…, op. cit., p. 48.

5 Célestin Moreau, Choix de Mazarinades, Paris, J. Renouard, 1858, 2 vol., réimpr., New York, Johnson Reprints, 1965. H. Carrier, La Fronde, contestation démocratique et misère paysanne. 52 mazarinades, repr. photogr. des éditions originales, Paris, Edhis, 1982, 2 vol.

6 JSPS Kakenhi. Les programmes soutenus reçoivent des codes d’identification : 20903010 (en 2008), B-22320066 (en 2010-2013), C-26370364 (en 2014-2016).

7 Voir l’article d’Anders Toftgaard dans le présent volume.

8 Citons par exemple Chloé Kürshner à l’Université du Havre (sur les mazarinades et la Normandie), Céline Graillat-Mansuy à l’Université de Genève (sur les collections de mazarinades constituées en Suisse), Laura Bordes à l’Université d’Aix-Marseille (sur les mazarinades burlesques de la Bibliothèque Méjanes). Par ailleurs, une cinquantaine de chercheurs disposent, pour certains depuis 2011, d’un accès intégral au corpus.

9 Équivalant à plus de 450 000 euros d’aujourd’hui d’après l’INSEE. Compte tenu de l’inflation, la somme de 866 866 francs en 1978 (valeur de 40,5 millions de yens la même année) correspond à 453 333,63 euros en 2014. http://www.insee.fr/fr/service/reviser/calcul-pouvoir-achat.asp [page consultée le 3 juin 2015].

10 Cf. supra note 5.

11 « Une belle collection de plus de 2 600 mazarinades, dont 223 pièces ne sont jamais citées dans la Bibliographie de Moreau », dans 図書食官の窓 (Toshokan no Mado, [Fenêtre de la Bibliothèque]), juillet 1979, p. 80-81 (bulletin mensuel de la bibliothèque de l’Université de Tokyo). L’article ne donnait aucune explication de la différence de volumétrie (2 600 ou 2 800 mazarinades ?), ni ne justifiait précisément le décompte des soi-disant 223 éditions absentes de Moreau, qui auraient constitué une extraordinaire découverte de mazarinades jamais encore décrites.

12 Tadako Ichimaru, « Mazarinades. La collection de l’Université de Tokyo », Bulletin du bibliophile, no 1, juin 2009, p. 107-123.

13 « マザリナ'—ド文書とは何か——コ一パスとしての東京大学コレクション » [Mazarinado-bunsho towa nanika ? – Copasu to shite no Tokyo Daigaku korekushon ; traduction : Qu’est-ce que les Mazarinades ? – La Collection de l’Université de Tokyo considérée comme un corpus], thèse soutenue à l’Université de Tokyo, 2006, 5 vol., 1 140 p. (en japonais, consultable à la Bibliothèque Nationale de la Diète (Tokyo) ; résumé en français en ligne sur le site http://www.mazarinades.org).

14 Ce catalogue a probablement été préparé par les intermédiaires de l’acquisition : la librairie Maruzen de Tokyo, d’une part, et la librairie hollandaise Dekker & Nordemann, d’autre part. Chez Maruzen, une note avait été conservée, précisant que la collection avait été achetée par l’entremise de Dekker & Nordemann à son ancienne propriétaire, Monique Rollin, ex-épouse du collectionneur Michel Bernstein. Voir T. Ichimaru, « Mazarinades. La collection de l’Université de Tokyo », art. cit., p. 107-108.

15 C. Moreau, Bibliographie des Mazarinades, Paris, J. Renouard, 1850-1851, 3 vol., réimpr., New York, Johnson Reprints, 1965.

16 La collection de Tokyo est organisée en cinq sous-collections d’origines différentes (A : 9 vol., B : 20 vol., C : 12 vol., D : 2 vol., E : 1 vol.). Les pièces sont numérotées comme suit : lettre de la sous-collection / numéro de volume dans la sous-collection / numéro de la pièce dans le volume. Par exemple, B 5-11 désigne la 11e pièce du 5e volume dans la sous-collection B. Dans le catalogue original de la collection, chaque pièce est donc référencée d’après sa position dans la sous-collection, sans concordance avec la Bibliographie de Moreau : de ce fait nous ne pouvions pas chercher une mazarinade sans dépouiller l’ensemble des pièces.

17 Il s’agissait surtout d’identifier les 223 pièces que la présentation de la collection de Tokyo prétendait non répertoriées dans Moreau. Pour cela, outre la Bibliographie de Moreau proprement dite, l’exemplaire de la Bibliothèque Mazarine était indispensable puisque le bibliothécaire Armand d’Artois y avait localisé tous les titres des éditions, avec variantes et nombre de pages (Voir sur ce sujet la contribution de Christophe Vellet dans le présent volume). Finalement, très peu des 223 pièces étaient réellement inconnues (les détails sont dans ma thèse, appendice du 1er volume, p. 1-95).

18 H. Carrier, La Conquête de l’opinion…, op. cit., p. 29.

19 « Un déluge de libelles diffamatoires » ; l’expression, citée par Carrier (p. 55) provient d’une mazarinade de François Davant, un des pamphlétaires les plus féconds de la Fronde.

20 « Les archives et une partie des Mazarinades rassemblées par Hubert Carrier (1936-2008) ont été, selon ses intentions, données à la Mazarine en 2011 » (http://www.bibliotheque-mazarine.fr/ [page consultée le 3 juin 2015]).

21 Il est « constitué d’un exemplaire interfolié de la Bibliographie de Moreau enrichi de très nombreuses notes manuscrites (fin XIXe-début du XXe siècle). Cote à la Mazarine 35835 ; photocopie en usuel. », H. Carrier, Les Hommes du livre…, op. cit., p. 452.

22 Et pourtant, Hubert Carrier n’ignorait pas complètement les bénéfices de l’informatique en tant qu’outil de travail. En signalant les deux besoins pour les recherches sur les Mazarinades que représentaient « la bibliographie complète et exacte » et « une équipe de chercheurs », il suggérait de dresser « à partir de cette bibliographie pour chacune des cinq mille mazarinades une fiche signalétique complète susceptible d’être mémorisée par un ordinateur, sur laquelle seraient portés tous les renseignements nécessaires : éléments signifiants du titre, sujets abordés, personnages concernés, tendance politique, insertion éventuelle dans une polémique collective, public visé, genre littéraire, indication d’auteur ou anonymat [… ] », H. Carrier, La Conquête de l’opinion…, op. cit., p. 48.

23 C. Jouhaud, op. cit., p. 38.

24 Trois grands projets nous ont principalement inspirés : Frantext, corpus textuel initialement conçu pour préparer le Trésor de la Langue française ; le site consacré aux manuscrits de Madame Bovary [http://www.bovary.fr/ ; page consultée le 3 juin 2015], suivi de L’Atelier Bovary [http://flaubert. univ-rouen.fr/bovary/atelier/atelier.php ; page consultée le 3 juin 2015], dirigés par Danielle Girard et Yvan Leclerc à l’Université de Rouen (surtout pour leur façon de concevoir une édition électronique collaborative) ; le projet Artamène ou le Grand Cyrus [http://www.artamene.org/ ; page consultée le 3 juin 2015], dirigé par Claude Bourqui et Alexendre Gefen à l’Université de Neuchâtel.

25 Voir la contribution de Patrick Rebollar au présent volume.

26 RELATION / VERITABLE DE / LA NAISSANCE D’VNE / FILLE MONSTRVEVSE, AV / grand estonnement de tout le voisinage, / arriuée le Lundy 19. Iuillet dernier au / Bourg de Sept-font, prés (sic) la ville de s. / Fargeau & de Mezil, Dioces d’Auxerre, / recueille des attestations enuoyées du- / dit lieu. Paris, Claude Durand, 1649. Un exemplaire est conservé à Tokyo : référence RIM : Mx. Cote locale : A_8_9. Un autre à la Bibliothèque Mazarine au sein de la collection de mazarinades, sous la cote M12 298.

27 H. Carrier, La Conquête de l’opinion…, op. cit., p. 60-69.

28 « L’emblème désigne à l’origine un ouvrage de marqueterie, de mosaïque. Selon Lafaye, l’emblème contrairement au symbole résulte du choix ou de l’invention de quelqu’un qui s’en sert à dessein en se fondant sur une liaison d’idées plus ou moins sensible, il résulterait d’une création », M. TSIMBIDY, « Les mazarinades : récit d’événement et fiction littéraire », Eidôlon, no 116 : « Écriture de l’événement : les Mazarinades bordelaises », Bordeaux, Presse universitaire de Bordeaux, 2015, p. 31-32.

29 G. Naudé, Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin, etc., [M0_1769], plus communément nommé Mascurat (deux éditions différentes : 1649 et 1650).

30 Presque la moitié des 35 mazarinades publiées après 1654 et répertoriées dans la Bibliographie de Moreau sont attribuées au Cardinal de Retz (voir la liste chronologique des mazarinades, vol. 3, p. 384-386, ou en ligne : http://www.mazarinades.org/2015/04/ liste-chronologique-des-mazarinades-par-celestin-moreau/ [page consultée le 3 juin 2015]). Moreau dit du texte de Retz publié en 1660 (À tous les évêques, prêtres et enfants de l’Église, Jean-François-Paul de Gondy, cardinal de Retz, archevêque de Paris, [M0_10]) qu’il est « le dernier retentissement de la Fronde ». Dans l’introduction de sa Bibliographie, Moreau commence d’ailleurs par présenter les mazarinades comme « les opinions qui avaient cours dans la Fronde et hors de la Fronde » (p. I).

31 C. Jouhaud, « Frontières des mazarinades, l’Inconnu et l’événement », Eidôlon, 2015, p. 17-25.

32 L’apparition de la Bibliographie de Célestin Moreau a influencé le comportement des collectionneurs, donnant par exemple l’idée de rassembler tous les numéros. Le duc d’Aumale, contemporain de Moreau et grand collectionneur, ne faisait pas relier ses mazarinades en recueils, dans le but précis de parfaire la belle collection qu’il développait à Chantilly, en échangeant une pièce pour une autre en meilleur état. On trouve, dans une des sous-collections de Tokyo (collection E, en boîte), des pièces comportant des traces de reliures anciennement démontées par des collectionneurs ou des libraires, probablement désireux d’extraire d’un recueil une mazarinade bien précise.

33 Le premier emploi connu du terme « mazarinade » se trouve « dans un triolet de Marigny sur l’échec du siège de Cambrai en juillet 1649 » (H. Carrier, La Conquête de l’opinion…, op. cit., p. 60).

34 P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 1873, tome X, p. 1388.

35 http://www.codexsinaiticus.org/en/ [page consultée le 3 juin 2015]. Le Codex Sinaiticus, cité par un voyageur italien qui avait visité le monastère de Sainte-Catherine au XVIIIe siècle, a été retrouvé par un érudit allemand qui en a emporté une partie à Leipzig pour l’offrir au roi de Saxe, puis à Saint-Pétersbourg pour le tsar de Russie au XIXe siècle, avant que les Soviétiques n’en vendent une partie à la Grande-Bretagne. Les quatre parties sont aujourd’hui conservées à la British Library, à l’Université de Leipzig, à la Bibliothèque nationale de Russie et au monastère Sainte-Catherine du Sinaï.

36 Philippe Van der Heagen, « Notes biographiques sur les Mazarinades de C. Moreau », Bulletin du bibliophile belge, vol. 15, 1859, p. 384-395.

37 Émile Socard, Supplément à la Bibliographie des Mazarinades, Paris, H. Menu, 1876. (Extrait du Cabinet historique, t. XXII : Mazarinades de la Bibliothèque municipale de Troyes).

38 Ernest Labadie, Nouveau Supplément à la Bibliographie des Mazarinades, Paris, Henri Leclerc, 1904. (Extrait du Bulletin du bibliophile de 1903 et 1904).

39 Voir dans notre catalogue en ligne la Suite véritable des intrigues de la paix, etc. [M0_1725]. Pour les membres du Projet Mazarinades, chaque pièce est disponible sous trois formes : le mode image, la transcription diplomatique, la traduction moderne (version expérimentale). Certains chercheurs prétendent qu’il n’est besoin que du texte établi selon l’orthographe moderne et d’un appareil de notes, le cas échéant. De fait, la plupart des éditions scientifiques électroniques ne montrent que des éditions définitivement établies, sur le modèle de l’édition papier. En ce qui nous concerne, nous avons choisi un mode d’affichage presque contraire, consistant à garder trace de toutes les étapes du travail et à les montrer. L’édition critique n’occulte pas le document originel.