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Voltaire. Les Œuvres complètes de Voltaire 144A-144B. Corpus des notes marginales de Voltaire. 9A : Spallanzani-Zeno. 9B : Annexes. Notes éditoriales

Sous la direction de Natalia Elaguina, notes éditoriales par John Renwick, Gillian Pink et al. [Saint-Pétersbourg :] Bibliothèque nationale de Russie ; Oxford : Voltaire Foundation, 2018. 2 vol., LII-750 p., ill.

François MOUREAU

Paris, Sorbonne Université

L’édition des œuvres complètes de Voltaire publiées à Oxford par les soins de la Fondation Voltaire s’achève avec les volumes traitant des annotations autographes portées par le philosophe sur les livres de sa propre bibliothèque. Initiée en 1967, lors du congrès de la Société internationale d’étude du dix-huitième siècle à Saint-Andrews, cette entreprise fut alors confiée à Theodore Besterman, infatigable bibliographe, qui publiait à Genève, aux Délices, les 107 volumes de la correspondance aussi bien active que passive et les « Notebooks » de Voltaire. Ses successeurs d’Oxford poursuivirent cette tâche titanesque en éditant les œuvres complètes, dont chaque numéro édité pouvait comprendre plusieurs volumes. L’aventure s’est terminée en 2019 avec un numéro 145, dont nous parlons plus loin.

Nous évoquerons ici l’histoire complexe de la bibliothèque de Voltaire conservée à Saint-Pétersbourg, qui conduisit au dénombrement de ses « notes marginales ». Dès 1961, les Éditions de l’Académie des sciences de l’URSS à Moscou et à Léningrad avaient fourni un volume – Bibliothèque de Voltaire. Catalogue de livres – qui était une espèce d’incunable de l’inventaire. Il comportait 3867 entrées, outre des recueils factices dits « pots-pourris », et 61 manuscrits dont quelques-uns seulement étaient de Voltaire. Un complément précieux était fourni avec la transcription du catalogue domestique manuscrit par ordre des tablettes de la bibliothèque de Ferney, au moment de son transfert en Russie sous Catherine II. Ce fut alors que naquit le projet d’un inventaire scientifique de cet héritage des Lumières françaises, à effectuer dans la Russie soviétique liée à l’Académie des sciences berlinoise de la récente République démocratique allemande. Une nouvelle aventure, en définitive assez complexe, comme nous le verrons, entreprit de publier un catalogue alphabétique des titres par auteurs éclairé de notes bibliographiques et de commentaires sur l’usage qu’avait fait Voltaire de tel ou tel de ces volumes dans la diversité de sa production. Ce travail fut confié aux conservateurs spécialisés de la bibliothèque Saltykov-Chtchédrine de Léningrad et publié par l’Akademie-Verlag de Berlin-Est. Le premier volume (Tome I : A-B) parut en 1979. Suivirent, trois autres volumes par la même conjonction de collaborateurs et d’éditeur, en 1983 (Tome II : C), en 1985 (Tome III : D-F), et en 1988 (Tome IV : G-K). L’année climatérique de 1989 ne fut guère favorable aux systèmes politiques de l’Europe orientale. Le Tome 5 (L-M) parut en 1994, dans un Berlin réconcilié, à la nouvelle Akademie-Verlag GmbH, mais toujours avec le concours des bibliothécaires de Léningrad alors rebaptisée Saint-Pétersbourg. À la suite d’un colloque à la Sorbonne en 2002, les volumes suivants jusqu’au Tome 9 double (OCV 141-144) rejoignirent la Fondation Voltaire d’Oxford : en 2006 (Tome 6 : Nadal-Plato), en 2008 (Tome 7 : Plautus-Rogers), en 2012 (Tome 8 : Rollin-Sommier) et en 2019, les deux volumes du Tome 9 dont nous rendons compte ici.

Les péripéties du transfert de la bibliothèque de Voltaire à Saint-Pétersbourg sont bien connues, en particulier par les travaux de Serguei Karp (1999). Trois mois après le décès de Voltaire à Paris en mai 1778, Mme Denis, sa nièce et légataire universelle, accepta de la vendre à l’impératrice de Russie, illustre et fidèle correspondante du philosophe, par l’intermédiaire de son agent, Frédéric-Melchior Grimm, et du libraire favori de Voltaire, le Genevois Gabriel Cramer. De Ferney, elle fut transportée à l’Ermitage du Palais d’Hiver en août 1779, puis, en 1861, à la Bibliothèque impériale publique, aujourd’hui Bibliothèque nationale de Russie (BnR). Henri Rieu, qui était le légataire des livres anglais de la collection (227 volumes), les avaient rétrocédés, avec quelque réticence, à l’impérieuse tsarine. Pendant les deux siècles suivants, la bibliothèque souffrit néanmoins de quelques avanies : cession de volumes à divers fonds et adjonctions d’ouvrages provenant d’autres collections, dont celle de Denis Diderot, acquise elle aussi par Catherine II en 1765, mais dispersée et de reconstitution encore limitée aujourd’hui malgré les enquêtes menées depuis des décennies (Sergueï V. Korolev, 2014). Ce dernier fournit dans le Corpus (9B), la liste des ouvrages de la bibliothèque de Voltaire retrouvés dans les rayons de la Bibliothèque nationale de Russie (BnR), dont des exemplaires Rieu. Le tome 10 (OCV 145) : Notes et écrits marginaux conservés hors de la bibliothèque nationale de Russie, 2019, qui forme le volume ultime des Œuvres complètes, propose les fruits d’une autre enquête menée dans plusieurs collections pour en extraire les voltairiana autographes portés sur des imprimés, voire sur des manuscrits : œuvres de Fénelon, Frédéric II, Holbach, Helvétius, Rousseau, Vauvenargues, etc.

C’est au cours d’une longue carrière et de divers déménagements plus ou moins volontaires que Voltaire se constitua une bibliothèque. Si l’on retrouve clairement les strates de ses achats anglais (1726-1728), dont la plus grande partie fut cédée, comme nous l’avons dit, à son ami Henri Rieu, la datation des éditions permet souvent de mettre en évidence l’intérêt particulier de l’écrivain pour tel ou tel sujet qu’il traitait alors. C’est le cas, entre cent autres exemples, de The divine legation of Moses, 1755, de William Warburton, ouvrage longtemps sollicité à Gabriel Cramer, et qui vint nourrir le Dictionnaire philosophique et le Traité sur la tolérance (Tome IX, notice 1666). Jointes aux volumes de la bibliothèque, les « notes éditoriales », de plus en plus copieuses et savantes au fil des volumes du Corpus, proposent, en soi, une histoire de Voltaire lecteur.

La première singularité de la bibliothèque du philosophe provient d’une pratique assez inhabituelle dans les collections de l’époque, bannie en particulier des bibliophiles avertis, mais que l’on rencontre encore dans celles, à usage professionnel, des savants, des médecins ou des juristes. Outre des soulignements, il s’agit d’annotations manuscrites inspirées des « manchettes », ces sous-titres composés en marge de la page imprimée. Dans le cas de Voltaire, elles servaient clairement d’accroche visuelle à un écrivain qui compilait, parfois avec quelque inexactitude, les sources utiles à son propos. Elles permettaient aussi à l’auteur dramatique et au poète de juger, de la bienveillance cordiale à la critique féroce, la qualité littéraire de l’ouvrage qu’il consultait.

Mais ce qui fait la vraie singularité de nombre de ces notes marginales autographes est une fonction discursive que l’on pourrait qualifier, paradoxalement, de dialogue à une seule voix ! Le plus souvent, et avec une rage où l’homme du monde se libère de toute sociabilité, il s’adresse de cette manière à un auteur qu’il tutoie et agresse verbalement, ce qu’il ne s’avise pas de faire – on s’en doute – quand il le remercie de cet envoi dans sa correspondance, ainsi que le montrent les notes des éditeurs. Si Voltaire ne dédaigne pas la satire personnelle imprimée, sa version manuscrite ressort davantage de l’invective, dont sont victimes ses écrivains favoris ou des occasionnels. Les deux Rousseau en forment un couple diversement mis en scène (Tome 8, notices 1436-1455). Jean-Baptiste, le poète illustre en son temps, que Voltaire caricatura dans la « Vie de Monsieur Jean-Baptiste Rousseau » (OCV 18A), est échenillé au fil des vers du « satirique haïssable » que son confrère soupèse au nom de la justesse et du bon goût, dont le modèle fut pour lui Racine, auteur du « plus bel ouvrage de notre langue » (Tome 7, notice 1352). Jean-Jacques fut, comme on l’imagine, le destinataire privilégié de la bile du philosophe ; chacun de ses livres est l’objet de ce dialogue à une voix dont le tutoiement méprisant colore les critiques. Le philosophe genevois devient un autre « pauvre diable » à la Fréron, un « pauvre échappé de la vérole », un « coquin insensé », un « incrédule débauché », un « rhéteur captieux », « obscur et faux », auteur « de futilités écrites avec arrogance » et un asocial aussi, ce « singe de Diogène », où Voltaire voit « la philosophie d’un gueux qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres ». Dans le combat contre « l’Infâme », la position du déiste stigmatise clairement la littérature matérialiste contemporaine désignée comme « livre dangereux » sur la page de titre de dix-sept ouvrages, même si cette désignation put avoir un sens ironique, par antiphrase, dans les exemples antérieurs à la production envahissante de la coterie holbachique publiée principalement sur les presses de Marc-Michel Rey à Amsterdam, à partir de 1768 (Tome 9B, note 352).

Ce Corpus des Notes marginales, enfin constitué, est une œuvre de recherche de premier ordre, qui, malgré les vicissitudes de son histoire, permet de suivre Voltaire dans l’intimité de son cabinet de travail. Il servira de complément autobiographique aux Œuvres complètes que vient d’achever la Fondation Voltaire d’Oxford. Les travaux sur le siècle des Lumières et sur l’un de ses plus illustres représentants en tireront un notable bénéfice.