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Luc Brisson, Platon : l’écrivain qui inventa la philosophie (coll. « Qui es-tu ? »)

Paris, Éditions du Cerf, 2017, 298 p.

Stefan IMHOOF

L’A. dessine dans cet ouvrage un portrait de Platon, en décrivant à la fois l’arrière-plan historique du philosophe et la constitution progressive de ses idées. La thèse initiale de cette biographie est peut-être provocante, en tous les cas novatrice : l’A. affirme en effet que « jusqu’à Dante Alighieri, l’auteur de la Divine Comédie, Platon est le plus grand écrivain (je souligne) qu’ait connu le monde occidental » (p. 7). D’après lui, « on retrouve en Platon un poète, un fabriquant de mythes et un orateur. C’est tout cela qui fait de lui un écrivain » (p. 93). Par son attachement au mythe, il reste au seuil de la philosophie : « Pour des raisons d’ordre politique, éthique et même métaphysique, Platon ne peut rejeter le mûthos, même s’il tend à y substituer un logos philosophique qui s’y enracine » (p. 97 et 120). Platon a encore besoin du mythe, ce « magnifique instrument de propagande » (p. 121) pour imaginer la constitution de la Cité idéale dans la République ou les Lois. Contrairement donc à la doxa qui fait souvent de lui le véritable fondateur de la philosophie, comme discipline autonome, Platon serait davantage un écrivain qu’un philosophe et « c’est dans le contexte de [son] œuvre littéraire que [...] prit racine ce que, depuis Platon, on qualifie de “philosophie” » (p. 102). Depuis quelques décennies déjà, l’utilisation du terme « philosophe » pour parler des penseurs « présocratiques » a été critiquée, notamment parce que le mot, et ses dérivés (« philosophie », « philosopher », etc.), sont employés de manière très parcimonieuse avant Platon (une dizaine d’emplois tout au plus), alors que Platon lui-même les emploie massivement (près de 350 occurrences), ce qui a priori fait de lui un bon candidat pour l’« invention » de la philosophie. Ce que l’A. veut montrer dans ce livre, « c’est précisément que ce qu’aujourd’hui on appelle “philosophie” fut “inventé” par un écrivain » (p. 8), en précisant qu’il « cherche à comprendre comment la vie concrète d’un auteur du IVe siècle avant notre ère peut expliquer l’avènement de la “philosophie” » (p. 9). L’usage des guillemets vient du fait que ce que Platon désigne par philosophia, ne correspond peut-être pas, ou pas exactement, à ce que nous appelons « philosophie », pas plus que les « présocratiques » ne seraient de véritables « philosophes ». Le talent littéraire de Platon est bien sûr immense ; ses dialogues, que V. Goldschmidt appelait un « théâtre de la pensée », ont frappé de tout temps par leurs éminentes qualités d’écriture, par la vivacité des portraits de Socrate et de ses adversaires favoris, les sophistes, par la restitution des arguments de toutes sortes de penseurs, la création d’images, d’allégories et de mythes. Mais l’insistance de l’A. sur l’aspect littéraire de la pensée de Platon a également pour but de revenir à une conception précédant la lecture aristotélicienne de la philosophie (y compris celle qu’il fait de Platon). En effet les positions théoriques d’Aristote « s’accordent mieux avec le contexte philosophique actuel, fortement influencé par l’empirisme logique (issu du positivisme) qui s’abstient de chercher des causes aux choses qui nous entourent et qui se borne à définir des lois qui puissent décrire les faits et les prédire, les notions d’âme et de forme intelligible étant considérées comme des éléments étrangers à la philosophie, au motif qu’ils renvoient au mythe, à la religion, à la poésie » (p. 10). Il s’agit donc, pour l’A., de contester la lecture analytique et anhistorique de Platon, pour rattacher le penseur à son univers familier, à son contexte historique, religieux, culturel et anthropologique. Ainsi, précise-t-il, par exemple, qu’il est impossible, « si l’on considère les choses d’un point de vue historique [...] de réduire l’âme à une activité, et les formes intelligibles à des concepts » (ibid.). – La rencontre inaugurale du jeune Platon avec Socrate a lieu « à l’âge de 20 ans » (p. 15) probablement. De Socrate, la Pythie a dit « qu’il n’y avait personne de plus savant » que lui en Grèce (Apologie 21a, cité p. 24). C’est ici que se révèle, selon l’A., l’origine divine de la philosophie pour Socrate (et pour Platon). Mais cette origine divine pose à son tour « le problème de l’autonomie de la philosophie » (p. 34) par rapport à la religion. Quoiqu’il en soit, « la pratique illustrée par Socrate s’identifie », pour Platon, « à la philosophie » (p. 24) et cette pratique, qui consiste à interroger les autres hommes sur ce qu’ils savent, se confronte vite au constat d’une double ignorance, puisqu’ils « ignorent qu’ils ignorent » (p. 25) ce qu’ils croient savoir. Pour arriver à cette constatation, Socrate, plutôt que d’édifier un système métaphysique, « pratique la réfutation (ἔλεγχος) » (ibid.). Platon adopte dans un premier temps cette méthode pour la recherche de la vertu : il partage avec son maître la conception de la vertu comme savoir (p. 26), la connaissance étant « la condition nécessaire et suffisante de la vertu » (p. 28). L’existence et la mort dramatique de Socrate, accusé par des rivaux sophistes, jouent un rôle décisif dans la formation de Platon et dans sa conception de la philosophie. À ses yeux, l’événement de « la mort de Socrate correspond à la naissance de la philosophie. [...] En mourant, Socrate témoigne du fait que l’âme, quel que soit le sens alors donné à ce terme, présente plus de valeur que le corps et par suite cette vie ne vaut pas d’être vécue si la pratique de la philosophie, entendue comme réfutation révélant la valeur d’un être humain, devient impossible » (p. 36). Ensuite, en s’appuyant entre autres sur la Lettre VII, l’A. analyse les rapports de Platon avec la politique, en particulier ses tentatives de mener les tyrans de Syracuse sur le chemin de la philosophie et de la vertu. Mais ces tentatives se soldent par un échec, car « philosophe et chef d’État ne peuvent collaborer. Le philosophe est l’homme de ce nécessaire que recherche la science et qu’impliquent les impératifs moraux, alors que le chef d’État, lui, est l’homme du possible où prédominent la force et la richesse » (p. 52). Puis l’A. examine les relations de Platon avec les autres penseurs et l’accusation qui lui a été faite d’avoir plagié les Pythagoriciens, Démocrite ou Protagoras (p. 63 à 69). Il conclut que celle-ci relève de la médisance. Platon écrivain manifeste son talent littéraire, comme on l’a vu, dans l’usage qu’il fait des mythes, en en inventant parfois de nouveaux. D’un côté il critique les poètes qu’il rejette de la Callipolis (la « Belle cité »), car le mythe qu’ils utilisent avec prédilection est « un discours invérifiable et souvent assimilable à un discours faux » (p. 95), qui attribue parfois aux dieux des comportements immoraux, ce dont Platon s’offusque. D’un autre côté, même s’« il ne veut pas le récupérer en utilisant l’“allégorie” » (p. 95), il fait du mythe « un usage important [...] non seulement sur le plan de l’éthique et de la politique, mais aussi sur le plan métaphysique » (ibid.). Par exemple, pour parler de l’âme, cette « réalité intermédiaire entre le sensible et l’intelligible » (p. 97), il fait appel au mythe, lorsqu’il en décrit les pérégrinations, l’origine des idées dans la réminiscence et le cycle de ses réincarnations. Mais c’est d’abord par le dialogue, puis, grâce à la dialectique, qui se veut « une méthode rigoureuse pour accéder à la réalité véritable » (p. 113), que Platon va dépasser la conception mythique de l’âme. La dialectique « c’est la discussion menée à partir des exigences de Socrate qui soumet à examen le savoir de l’autre » (ibid.), découvrant à terme les noms permettant de définir véritablement ce qui est. C’est précisément par leur contestation de la possibilité d’accéder à ce qui est « véritablement » que les sophistes ont joué le rôle d’ennemis de Socrate et de Platon (et plus tard d’Aristote). Leur usage de la rhétorique a pour but non pas de dire le vrai, mais uniquement de « persuader la foule à l’Assemblée et au Tribunal » (p. 129), en faisant passer le vraisemblable pour le vrai, ce qui « est la source d’un relativisme des valeurs » (p. 130) inacceptable, aboutissant à terme au rejet pur et simple de la vérité. Or, il est possible, pour Platon, d’accéder à la vérité des choses car « si les questions sont bien posées, les gens expriment toute chose, d’eux-mêmes, telle qu’elle est en réalité » (Phédon, 73a-b, cité p. 139). Grâce à l’intellect, « une faculté de l’âme distincte de l’opinion » (p. 140), l’homme peut accéder aux formes intelligibles, à des « réalités immuables » (p. 141), avec lesquelles l’âme immortelle possède une parenté formelle. Les valeurs morales sont aussi des réalités immuables, ce qui supprime la distinction entre fait et valeur. Quant à la politique, Platon estime que la démocratie athénienne est responsable de la mort de Socrate ; il veut donc la remplacer « par un autre régime politique radicalement différent » (p. 151). Ce régime repose sur « une nouvelle conception de l’éducation qui permet de passer de l’illusion à la science » (p. 157). Une fois encore, il va recourir au mythe pour assurer la concorde dans la Cité. Il imagine la répartition des classes sociales, en en symbolisant chacune par un métal (cf. Rép. III, 414b-415d, cité p. 159), comme dans le mythe des races d’Hésiode. Les cités que décrivent la République et les Lois « obéissent à des lois connues de tous, et qui sont adossées à une tradition mythique immémoriale » (p. 171). Platon innove par rapport à la conception politique de son temps : il veut « mettre au pouvoir le savoir » (p. 176) ; il veut donner une nouvelle place à la femme (en particulier en l’enrôlant dans l’armée) et en faire l’égale de l’homme ; il imagine à l’inverse de notre société ouverte contemporaine « une société fermée dont l’ensemble des membres accepte les mêmes valeurs » (p. 177). Pour élaborer sa conception de la nature, Platon, dans un premier temps, « remonte aux poètes » et reprend le discours mythique, « mais par un autre biais, il est incroyablement novateur » (p. 180), lorsque dans le Timée il tente de réduire la complexité de l’univers « à un modèle assez simple pour devenir objet de connaissance » (p. 181). Il fonde la première cosmologie « qui utilise le langage des mathématiques » et aboutit à la conclusion que « le monde est un vivant, doté d’une âme et d’un corps » (p. 184). Contrairement à ce que l’on dit parfois, « Platon ne méprisait pas le monde sensible », mais il cherchait, dans sa description du monde, dans laquelle intervenaient les mathématiques, « une solution au problème de la participation du sensible à l’intelligible » (p. 192). Après la description du monde, Platon s’attaque à la question des dieux, dont il donne une « définition claire » qui ne variera pas : « un dieu est un vivant immortel » (p. 216), « pourvu d’un intellect parfait » (p. 217). Platon en vient à définir l’intelligible qui « est qualifié de divin » ; cet intelligible « est en soi et il peut de ce fait être tenu pour cause de son être » (p. 218). Le φιλόσοφος sera ainsi celui qui imitera « le dieu qui est savant (σοφός) » en cherchant « à tendre vers cette sagesse que confère la contemplation de l’intelligible » (p. 219). Dans un des derniers chapitres, l’A. examine la question d’un supposé enseignement oral secret (ou ésotérique) de Platon, pour conclure que cette doctrine qui eut une influence considérable sur le moyen et le néoplatonisme « relève de l’idéologie et ne présente aucune vraisemblance historique » (p. 242). L’A. conclut que « dans ses dialogues, Platon soulève des questions fondamentales qui ne cessent de hanter l’être humain, et cela même si les solutions qu’il propose ne sont plus tenables » (p. 265).