Book Title

Anne-Élisabeth Spica, Marta Peguera Poch, Bruno Maes et Catherine Guyon (éd.), Liberté des consciences et religion : Enjeux et conflits (XIIIe-XXe siècle)

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, 321 p.

Éléna GUILLEMARD

Publication des actes du colloque « Les sources religieuses de la liberté de conscience, XIIIe-XXe siècles » (Nancy, 2015), cet ouvrage entend présenter la généalogie religieuse du concept de « liberté de conscience », abordant sa polysémie d’un point de vue diachronique en inscrivant ses évolutions dans la longue durée. Il s’agit d’interroger les liens, sur huit siècles (de libération ? de contrainte ?), entre fait religieux et liberté des consciences. Un triangle conceptuel définit alors ce que les auteur(e)s appellent liberté de conscience, qui lie entre elles la conscience du sujet, sa relation à la vérité et la place de l’autorité. C’est l’évolution de cette relation tripartite que l’ouvrage veut étudier au prisme des différentes contributions, relation qui irait, sur cette longue période, dans le sens d’une autonomisation du sujet par rapport à l’institution et à l’autorité. Les différentes contributions identifient autant d’étapes historiques et intellectuelles dans ce processus au long cours, en se fondant sur les sources religieuses (du judaïsme et du christianisme) de la liberté de conscience pour analyser et comprendre les évolutions du concept. L’ouvrage est divisé en trois parties, bien équilibrées : une première aborde les enjeux théologiques que le concept soulève, une deuxième prend de la distance avec ce socle théologique et s’intéresse aux implications sociales et politiques de la liberté de conscience, quand la dernière s’ancre dans le monde contemporain pour comprendre comment la liberté de conscience moderne s’y actualise. L’introduction (J.-P. Durand) commence avec une définition conceptuelle qui distingue finement des notions permettant d’analyser, d’un point de vue théologique, la « marche vers l’autonomie de la conscience » (p. 18) dans le cadre de confessions et de concepts chrétiens, du XIIIe au XXe siècle. L’A. couvre l’éventail des notions de l’épikie (équité) catholique, avec ses évolutions chez Thomas d’Aquin (nourri d’Aristote) et du libre arbitre. Afin de poursuivre la constitution de ce socle théologique, la première partie aborde plusieurs jalons : Thomas d’Aquin commence la réflexion, et C. Michon resitue cette théologie, en opposant la liberté de conscience à une possible justification de la liberté de religion. Comment la définition aquinienne de la liberté de conscience conduit-elle à un jugement particulier sur l’incroyance ? L’analyse du jugement de conscience est bienvenu, et l’A. consacre une partie de son propos à la conscience erronée. L’article suivant est le seul consacré à une compréhension théologique non-chrétienne de la conscience individuelle : J.-P. Rothschild s’attèle à la généalogie séfarade du concept en étudiant l’articulation entre la loi, le juge et la conscience individuelle (entre le Moyen Âge tardif et l’époque moderne). Puis, S. Delmas traite de la conscience vue par les prédicateurs au XIIIe siècle, en constituant un corpus de sources pastorales (sermons, traités et recueils de distinction). La nuance conceptuelle est alors difficile à réaliser, chez ces prédicateurs, entre consciencia, cor et anima. Deux textes abordent ensuite la compréhension luthérienne de la liberté de conscience, illustrant l’importance du Réformateur sur cette histoire occidentale, que ce soit chez Luther même (M. Grandjean) ou par l’exemple, un siècle après, de la théologie de Hans Michaël Moscherosch (L. Jalabert). Enfin, les deux dernières contributions s’intéressent au jansénisme : P. Thouvenin explore la liberté de conscience telle qu’elle est, pour une fois dans cette histoire, définie par des femmes, les religieuses de Port-Royal, au sein de leurs « relations de captivité ». C’est dans les raisons soulevées par les sœurs pour résister à la signature du Formulaire contre Jansénius que l’on découvre leur conception : l’honnêteté est primordiale donc l’obéissance, pourtant fondamentale, passe après cette sincérité chrétienne. M. Cottret montre également la défense de la liberté chrétienne lors de cet épisode de la controverse du Formulaire, avant d’analyser les évolutions de la théorie janséniste de la liberté de conscience, depuis ce moment, identifié comme fondateur, jusqu’à la Révolution française. En passant des idées et des interprétations théologiques à l’histoire sociale de la mise en pratique de ces concepts, la liberté de conscience est présentée par plusieurs études de cas, jalonnant une histoire longue qui s’étend, dans cette deuxième partie, de Jeanne d’Arc (C. Guyon) aux phénomènes de laïcisation en France au XXe siècle (J. El Gammal). La première contribution pose la question de savoir si Jeanne d’Arc est bien, comme l’historiographie et les représentations le proposent, une figure de la liberté de conscience. À partir des sources johanniques, l’A. montre que la piété de Jeanne d’Arc témoigne d’une démarche individuelle, représentative de la fin du Moyen Âge, mais qui relèverait davantage de l’autonomie que de la liberté de conscience. M.-E. Henneau continue d’interroger cette histoire des femmes en lien avec la liberté de conscience par le biais des récits de vie des religieuses, dans lesquels on retrouve les notions d’autonomie d’agir et de penser, et ce, malgré la clôture. Au début du XVIIe siècle, les Annonciades de Gênes écrivent leur histoire, dans des recueils à destination de leurs consœurs, dans lesquels apparaît en fait un équilibre entre conscience collective et conscience individuelle. Les deux contributions suivantes utilisent les concepts de sciences sociales comme porte d’entrée pour étudier le concept clé de l’ouvrage. En questionnant, à l’aide du concept de « médiation » emprunté à Gauchet, la thèse des deux règnes de Luther et l’événement d’un roi anglican en Angleterre, B. Bourdin démontre l’émergence du lien entre autonomie de l’État et autonomie de l’individu. P.-A. Fabre, quant à lui, questionne la longévité des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, ouvrage dévoilant le lien entre individu et corps social, à l’aide de Foucault (en interprétant notamment la direction spirituelle comme une « technique de soi ») et de Lacan, qui inspira une partie des jésuites du XXe siècle. Puis, S. Menant questionne la définition voltairienne de la liberté de conscience, invitant à distinguer la liberté de penser, telle que définie par le philosophe, avec ce concept qui nous intéresse. De là, on passe à la question de l’éducation du prince : J.-F. Gicquel interroge notamment la place de la droiture de la conscience dans l’éducation chrétienne du Dauphin pendant la Révolution française. La dernière contribution de cette partie est présentée par son auteur, J. El Gammal, comme une « analyse parallèle », à savoir celle de l’utilisation dans le champ politique de la notion, en enquêtant sur sa présence dans la culture républicaine. Il identifie, sur ce sujet, un tournant majeur pendant les années 1870 et 1880, au prisme des positions républicaines autour de la question de la liberté de conscience. Ce dernier article, explorant le XIXe siècle républicain, permet un saut chronologique vers la dernière partie du livre, qui traite des évolutions contemporaines de la liberté de conscience dans une mosaïque de situations centrées sur l’histoire de France et l’histoire occidentale, principalement au XXe siècle. J.-M. Tuffery-Andieu examine la liberté de conscience sur le lieu de travail à l’aune du cas du repos dominical pendant le XIXe siècle. X. Boniface analyse le XXe siècle avec l’étude des conflits de conscience des officiers français, étude qu’il prolonge jusqu’à la guerre d’Algérie et les cas de conscience liés à la torture. N. Lemaitre propose, à partir de l’étude biographique d’Edmond Michelet (1899-1970), un cas de rencontre individuelle entre conscience chrétienne et engagement politique. Après la figure de Michelet, le lien entre les consciences individuelles et la Seconde Guerre mondiale, attendu pour ce sujet, est traité par T. Nicklas qui s’intéresse au cas des Martyrs de Lübeck et des conditions de possibilité d’une résistance « spirituelle » contre le nazisme ; histoire qui marque d’ailleurs la vie politique allemande où le droit à la liberté de conscience devient un droit inaliénable. Dans la suite de ces articles abordant notamment les consciences dans la guerre, S. Rousseau interroge les engagements chrétiens contre la guerre d’Indochine et du Vietnam : c’est la conscience, ce que l’historienne appelle l’« engagement de conscience », qui fonde l’opposition chrétienne à ces conflits. La dernière contribution (A. Desmazières) fait le lien entre l’essor de la psychanalyse et l’étude des consciences en mettant en avant la relation entre Pie XII et les psychanalystes américains. L’A. explore les débats opposant la confession à l’analyse, ainsi que les rapprochements qui naissent des discussions entre des psychanalystes et Pie XII. L’approbation des nouvelles normes éthiques de la discipline par le Pape sont fondamentales pour « la reconnaissance de la dignité et de la liberté des consciences en contexte catholique (p. 287). N. Lemaitre termine l’ouvrage par une synthèse bienvenue qui récapitule les différents apports des contributions à la compréhension de « cet objet glissant qu’est la conscience » (p. 292). En somme, l’ouvrage éclaire plusieurs aspects de la relation entre fait religieux et liberté de conscience, au sein d’une définition diachronique de l’objet, qui s’illustre par la difficulté à le cerner et à le retrouver dans les sources. Ces éclairages ponctuels, souvent denses et complexes, se construisent à la croisée de la philosophie, de l’histoire et de la théologie et enrichissent lectrices et lecteurs d’apports conceptuels et d’exemples concrets. Notons que l’ouvrage s’intéresse essentiellement aux questionnements et à ses mises en pratiques au sein des confessions catholiques et protestantes, qu’il explore sur une durée de huit siècles et au moyen de dix-neuf contributions (la vingtième portant, seule, sur une autre confession), faisant ainsi une contribution à l’histoire chrétienne et occidentale (voire européenne) de la liberté de conscience.