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Alain Houziaux, Job ou le problème du mal. Un éloge de l’absurde

Paris, Cerf, 2020, 232 p.

Pierre GILLOUARD

Cette interprétation originale du livre de Job propose d’y lire de prime abord, non pas une ou plusieurs réponses au problème du mal (si Dieu existe, pourquoi le mal ?), mais plutôt une affirmation vivifiante de l’absurde, c’est-à-dire de l’absence de réponse à la question. Le mal, la souffrance ou la violence qui pour nous ne devraient pas exister mais pourtant existent, est sans raison ni justification. Le prologue met en scène cela de façon exemplaire : Job est victime d’un renversement du destin implacable, conséquence d’une décision prise sur une autre scène par Dieu et l’Adversaire pour une raison que l’intéressé ne connaîtra jamais. Son malheur n’a pas de cause interne au monde et est donc parfaitement inexplicable, entièrement dénué de sens pour Job. En choisissant d’imputer son malheur à Dieu, se voyant – en « narcissique blessé » – comme la victime d’une vengeance divine arbitraire, Job renforce le caractère scandaleux et incompréhensible du mal qu’il subit, venu d’un Dieu confessé comme juste mais ne l’étant pas. Ainsi, « le saut de la foi » qui consiste à admettre que ce qui pour mon entendement est absurde dépend d’un Dieu caché – absconditus –, impénétrable à la raison humaine, ne supprime pas l’absurde mais tout au contraire conduit à « l’authentifier » comme étant la vérité du monde et non seulement un point de vue limité de l’être humain. C’est ce que confirme de façon éclatante pour l’auteur la réponse « excentrique » de Dieu à Job. Balayant le nombrilisme de ce dernier, le discours de Dieu montre ce qu’est le Réel par-delà ce que Job voudrait qu’il soit. Le monde se révèle ainsi comme un Chaos de forces sauvages que Dieu promeut et favorise en en définissant la mesure et la place, mais qu’il ne semble pas maîtriser ou avoir créé. Ce monde présenté par Dieu est alors bien absurde, au sens où il est inintelligible pour l’être humain, mais également au sens où tout y est généré sans raison ni justification, de façon gratuite et exubérante : pour rien. Et c’est finalement par cet « éloge de l’absurde » aux accents nietzschéens que le discours de Dieu lu par Houziaux « résout » bel et bien le problème du mal dans un double raisonnement. D’une part, s’opère une réduction de la réalité du mal : ce que Job voit comme le mal n’est que « la manifestation du jeu du monde » indifférent aux valeurs morales de l’être humain. D’autre part, l’idée de responsabilité morale de Dieu est dissoute car Dieu n’agit pas seul mais conjointement avec le Chaos auquel Il ouvre le chemin, et parce qu’Il est lui-même « par-delà bien et mal », seigneur du « Pour rien » qu’est l’univers : « effervescence gratuite et somptueuse » quand on renonce à l’appréhender avec nos catégories morales biaisées issues du péché originel. Pour l’auteur, c’est ce que fait Job dans son acquiescement final : il est délivré de la souffrance et de l’angoisse de l’absurdité de son mal en consentant à l’absurdité du monde, consentement qui peut être un art de vivre humble et attentif à la beauté et à la joie d’un monde sans « pourquoi ».

L’ensemble fait un essai passionnant qui donne à (re)lire un tout autre Job et un tout autre Dieu. On demeure néanmoins dubitatif quant à la solution proposée au problème du mal : si la nature entre dans cette compréhension ontologique du monde comme étant une « fête pour rien », un jeu arbitraire, exubérant, gratuit et joyeux, il devient difficile de lire ainsi l’histoire humaine. La violence qui s’y engendre, sans commune mesure avec celle de la nature, est en effet toujours produite – non sans raison – pour rien, mais bien au nom de multiples conceptions du bien et du mal qui peuvent conduire au pire, comme le racisme nazi. L’histoire humaine devient alors absurde précisément parce qu’elle apparaît en décalage, en contradiction avec l’univers chaotique, généreux et innocent où elle se déploie. Demeure alors un pourquoi : pourquoi Dieu, s’il est le principe du « Pour rien » du monde, a-t-Il refusé à l’être humain d’être sans pourquoi ?